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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/815

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notre caractère, nous cédons au transport, nous sommes emportés par la passion : voilà ce que c’est que les vices et les vertus, la perversité et l’héroïsme. Telle est mon opinion, tel a été longtemps mon guide. Ce n’est pas que je prétende exclure l’influence du naturel et de l’éducation, je pense au contraire qu’elle est immense ; mais hors de là tout est système, sottise. »

13. — Les journaux d’Europe sont arrivés. L’Empereur passe la nuit à les parcourir.

14. — L’Empereur parait extrêmement fatigué, sa physionomie exprime l’abattement, ses yeux sont enfoncés, livides, presque éteints. Il a pris très-peu de nourriture pendant la journée ; sur le soir il monte en calèche, fait un tour de promenade, rentre, m’adresse quelques questions sur son état, et se met à parcourir les journaux ; aperçoit au nombre des défenseurs de l’indépendance italienne un personnage qui ne lui revient pas. « J’ai quelque idée de cet homme ; le connaissez-vous ? — Oui, Sire : c’est un des marquis de Pavie, un des bravachesqui se laissèrent enlever par Giorno. »

L’Empereur ne répondit rien ; il se mit à parler de Venise, de la manière dont elle avait fini. Je sentis l’allusion, j’écoutai. Venise, malgré l’insurrection des États de terre ferme, conservait encore des ressources incalculables ; elle était à même de résister. Le temps pouvait d’ailleurs amener d’autres combinaisons politiques, et laisser aux nobles le pouvoir dont ils s’étaient emparés. Ils ne surent pas s’élever au-dessus des menaces, des privations ; ils cédèrent lâchement à la crainte ; ils ne songèrent qu’à feindre et à trahir. Ils se flattèrent que nous serions dupes de leurs artifices, qu’ils nous joueraient avec des mots, et qu’une révolution illusoire suffirait pour nous calmer. Le grand conseil imagina, en conséquence, de se démettre de son pouvoir et de promettre la démocratie. Autant valait la proclamer. Il s’en aperçut ; mais l’opinion avait marché ; il ne pouvait revenir sur ses pas, il eut recours à l’anarchie. Il lance des bandes d’Esclavons dans les rues, il les guide, les échauffe ; mais les citoyens courent aux armes, et le coup est manqué. Que faire ? quel parti prendre ? paralyser le peuple, lui donner un chef vieilli, sans énergie, qui soit hors d’état d’utiliser les moyens : on nomme Salembeni. Malheureusement ce vieillard était encore plein de feu ; il choisit, rassemble des hommes éprouvés, s’empare des postes principaux et dissipe les pillards ; ils reviennent à la charge, et essayent de surprendre le Rialto. Ils s’approchent, tirent, fondent sur la troupe qui le défend, et la mettent en fuite. Abandonné des siens, l’officier