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LE MÉNESTREL

cours de tragédie n’a pas laissé que d’offrir cette année un intérêt assez vif. Il a mis surtout en lumière le tempérament d’une jeune femme qui, je crois, est appelée à faire parler d’elle dans un avenir prochain, Mlle Page, que nous retrouverons tout à l’heure, et dont le nom a été l’occasion d’un de ces incidents comme il s’en produit périodiquement au Conservatoire pour protester contre certaines décisions plus ou moins étranges du jury. Mais commençons par le commencement.

En l’absence du premier, le second prix, du côté des hommes, a été attribué à M. Dorival, qui a joué avec chaleur, avec une vigueur exempte d’excès, avec puissance et même une certaine grandeur, la scène du meurtre de Clytemnestre dans les Érinnyes, scène très difficile, où il a fait preuve d’une louable sobriété tout en déployant un sentiment dramatique très intense. Il avait précisément là pour partenaire Mlle Page, qui, avant de concourir pour son propre compte, a partagé le succès de son camarade. M. Dorival est élève de M. Silvain.

Deux premiers accessits ont été décernés à MM. Vayre, élève de M. Worms, et Froment, élève de M. Silvain. M. Vayre a dit avec un accent très juste une scène de Louis xi, dans laquelle il a montré de la chaleur, de l’intelligence et un bon sentiment de la scène. Mais, comme un trop grand nombre de ces jeunes apprentis comédiens, il parle souvent trop vite et de façon à ne pas se faire comprendre. Il devra s’attacher à soigner son articulation. M. Froment a paru vraiment intéressant dans le Triboulet du Roi s’amuse. Une bonne diction, avec de l’âme, de la sensibilité et un heureux sentiment des contrastes, telles sont ses qualités, avec parfois un peu d’excès, mais point de façon à choquer trop durement.

Du côté féminin nous trouvons aussi un second prix, dont la titulaire assez inattendue est Mlle Maille, élève de M. Silvain, qui nous a joué au grand galop et en grasseyant la scène du quatrième acte d’Horace, qu’elle semblait ne pouvoir jamais finir assez vite. On aurait dit qu’elle avait un rendez-vous avec Curiace, et elle vous déballait les vers… Il fallait voir les imprécations ! ah ! ça n’a pas été long, je vous assure. Une, deusse, en avant, arche !…

Je ne sais ce qu’il adviendra de Mlle Maille, en dépit de son second prix, et je me sens incapable de hasarder à son sujet aucun pronostic. Mais ce que je sais bien, c’est qu’il y a chez Mlle Page, élève de M. Dupont-Vernon, un vrai tempérament d’artiste, qui ne tardera pas à se révéler dans toute sa vigueur. Mlle Page, qui s’était fait vivement applaudir en donnant la réplique à M. Dorival dans les Érynnies, a obtenu un remarquable succès personnel dans une scène du second acte de Bajazet. Douée d’une physionomie mobile et expressive, avec un œil profond, un regard plein d’éclairs, la démarche noble, le geste ample et harmonieux, cette jeune femme semble née pour le théâtre. Son débit est sage, sa diction est sobre et d’une rare justesse ; elle a la vigueur, elle a, qualité bien rare chez une jeune artiste — l’ironie hautaine, elle a enfin ce qui emporte tout : l’autorité. C’est une nature et un tempérament. Ce sont ces qualités rares, dont la réunion fait déjà d’elle un sujet précieux, et que le public avait vivement remarquées, qui ont fait éclater un incident lors de la proclamation des récompenses. Lorsque ce public, qui avait accueilli avec un silence glacial l’annonce du second prix décerné à Mlle Maille, entendit appeler Mlle Page, à qui l’on attribuait seulement un premier accessit, il lui fit une telle ovation et l’accueillit avec une telle volée d’applaudissements que pendant plusieurs minutes, et malgré les efforts de la sonnette du président, il fut impossible de rien entendre. C’est alors que M. Théodore Dubois annonça que la séance était levée et qu’il n’achèverait la proclamation des prix que lorsque la salle serait évacuée.

Un second accessit a été accordé à Mlle Even, pour une scène de Phèdre. Mlle Even, qui est élève de M. Lenoir, est douée d’une voix excellente. Elle est intéressante, et assurément intelligente. Elle a fort à faire encore, mais elle a l’étoffe nécessaire. C’est le fonds qui manque le moins.

Comédie

Voici pour la comédie, où l’on a vivement regretté de ne pas voir se représenter Mlle Page, quelles ont été les récompenses décernées :

Hommes.

1er Prix. — M. Prince, élève de M. Worms.

2e Prix. — M. Garbagny, élève de M. de Féraudy.

1er Acc. — M. Berthier, élève de M. de Féraudy.

2e Acc. — M. Caillard, élève de M. Leloir.

Femmes.

Pas de 1er prix.

2e Prix. — Mlle Maufroy, élève de M. Féraudy.

1er Acc. — Mme Dehelly-Stratsaert, élève de M. Delaunay, et Mlle Even, élève de M. Leloir.

2e Acc. — Mlle Norach, élève de M. de Féraudy.

Ici, la supériorité du sexe fort s’affirme presque avec éclat, grâce surtout à la présence de MM. Prince et Garbagny, qui sont venus, l’un après l’autre, terminer la séance. C’était bin le cas de dire : Aux derniers les bons. Nous n’avons pas entendu, d’ailleurs, moins de vingt scènes de comédie, dont une au moins me semble amener une réflexion. Le matin, dans le concours de tragédie, on nous avait donné dux scènes d’Hernani et du Roi s’amuse, et le soir, dans la séance consacrée à la comédie, nous trouvons une scène de Lucrèce Borgia. Voilà qui peut sembler singulier. Il n’y a pas, que je sache, le plus petit mot pour rire dans Lucrèce Borgia, qui n’est assurément pas d’une gaîté folle, et il y a quelque hardiesse à classer une telle œuvre dans le répertoire comique. Mais passons, et voyons ce que sont nos jeunes comédiens.

M. Prince, qui, comme figure et comme tournure, ressemble d’une façon remarquable à M. Coquelin cadet, s’est produit dans un arrangement assez singulier de deux scènes du Médecin malgré lui, où il jouait Sganarelle. Doué d’un excellent organe, clair et sonore, il joint à un naturel remarquable une verve pleine de chaleur, une diction nette, un débit facile et sans précipitation. J’ajoute qu’il a de l’aisance sans laisser-aller, qu’il ne tombe jamais dans la charge, qu’il tient merveilleusement la scène, et que son geste et sa démarche complètent un excellent ensemble. C’est un artiste aujourd’hui formé et qui peut sans crainte affronter le grand public.

C’est par des qualités différentes que brille M. Garbagny, qui a joué le rôle de Jean Bonnin dans une scène de François le Champi, où il a montré de la chaleur, une rare franchise et un sentiment expansif et vrai. Celui-là n’a plus que bien peu de chose à faire pour être en état de monter sur de vraies planches.

M. Berthier a dit la grande scène de maître André et de Jacqueline dans le Chandelier. Le commencement était bien un peu morne, un peu froid, mais il s’est relevé ensuite et a montré à la fin de la bonhomie et du naturel. Quant à M. Caillard, que nous avions vu le matin dans la scène d’Hamlet avec sa mère, c’est lui qui a joué celle d’Alphonse avec Lucrèce dans Lucrèce Borgia. De la chaleur, de la sobriété, une diction naturelle et expressive, sèche à l’occasion et vigoureuse sans raideur, telles sont ses qualités.

J’ai regretté, je l’avoue, qu’on n’ait pas cru devoir accorder son premier prix à M. Rozemberg, qui avait obtenu le second il y a deux ans et qui a fort joliment joué, avec désinvolture, avec grâce, avec distinction, une scène du Gringoire de Théodore de Banville. Que reproche-t-on à ce jeune homme, qui n’a vraisemblablement plus rien à apprendre au Conservatoire ? Est-ce, peut-être, parce que la Comédie-Française ne se soucie pas de l’engager, qu’on lui refuse un prix qu’il a bien mérité ? Il y a de ces mystères, auxquels nous ne comprenons rien, nous autres profanes. Quoi qu’il en soit, celui-là peut hardiment se présenter devant le public, et j’ai dans l’idée qu’il saura s’en faire bien accueillir. Parmi les élèves non couronnés, je ne veux pas négliger de signaler M. Barlay, qui a montré de l’aisance et de la chaleur dans la scène du chapeau du Mariage forcé, et qui se distingue par un bon organe et une bonne articulation.

Je ne saurais, malheureusement, adresser les mêmes éloges à Mme Dehelly, qui a joué d’une façon bien pâme et bien insignifiante la scène du troisième acte du Mariage de Victorine, où elle s’est vue récompenser pourtant par un premier accessit. Avant elle une aimable jeune femme, Mlle Clary, avait joué cette même scène d’une façon toute charmante, avec des larmes dans la voix, avec une diction touchante et sobre, avec un sentiment dramatique plein de candeur. À quoi donc sert-il de déployer de telles qualités, si le jury ne paraît pas s’en apercevoir ? Mais qu’elle travaille et qu’elle continue, Mlle Clary, elle a ce qu’il faut pour vaincre les résistances.

Comme Mme Dehelly, Mlle Even a obtenu un premier accessit, pour la scène d’Alcmène avec son époux dans Amphitryon. Mlle Even, qui