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Page:Le Ménestrel - 1896 - n°40.pdf/2

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LE MÉNESTREL

de sa puissance, puisque, vue sous un aspect différent, elle n’a rien perdu de sa beauté. Il est évident que toute œuvre qui prétend être digne de l’immortalité doit porter en soi quelque chose qui se puisse assimiler aux différents caractères des époques qu’elle est destinée à traverser. Cela est vrai surtout pour les œuvres de théâtre, soumises à tant de fluctuations. Sophocle, Shakespeare, Racine, tels qu’on les joue actuellement sur nos scènes, apparaissent avec un tout autre aspect que celui sous lequel les connaissaient leurs contemporains : cependant, ils sont également admirables. Il en est de même pour l’œuvre de Gluck : malgré les changements du goût et les divergences des conventions scnétiques, elle est restée intacte et parfaitement belle. Même l’on pourrait dire que certaines parties ont gagné avec le temps, et qu’aujourd’hui nous y trouvons de certaines choses auxquelles, en son temps, l’auteur n’avait aucunement songé ! C’est ainsi que les airs de ballet des Champs Élysées, dans lesquels les premiers spectateurs, tout en louant la parfaite convenance du style avec le sentiment de la situation, ne voyaient, après tout, que des menuets et des gavottes, sont devenus pour nous des sortes de symphonies descriptives, tout au moins expressives, aux intentions les plus subtiles. Berlioz a écrit un pénétrant commentaire de l’admirable solo de flûte qui forme le deuxième épisode du « ballet des Ombres heureuses » : il y croit entendre la plainte d’une âme à qui la félicité du séjour des bienheureux n’a pas fait oublier les joies de la terre, et qui songe tristement à ceux qu’elle a aimés, qu’elle a quittés !… Telle Didon errant désolée, pensant à l’infidèle dont la fuite a causé son trépas… Or, il est bien évident que Gluck n’a jamais pensé à rien de pareil, et Berlioz lui-même rapporte avec indignation qu’aux représentations de l’Opéra, conformes aux traditions primitives, auxquelles il assista dans sa jeunesse, tandis que le flûtiste de l’orchestre exécutait avec élégance son solo, auquel il ajoutait des trilles, la scène était occupée par une danseuse qui faisait des pointes !

C’était pourtant Berlioz qui avait raison : en analysant profondément le sens expressif de ce chant, il en a dégagé une beauté qui s’y trouvait réellement, mais qui était demeurée latente. Et si Gluck revenait au monde, il n’est pas douteux qu’il approuverait une interprétation si conforme à ses plus secrètes pensées, et qu’il se réjouirait de voir ses descendants comprendre ses intentions mieux qu’il ne les avait pénétrées lui-même !

L’on sait que les partitions gravées du vivant de Gluck sont parfois dans un état de désordre et d’incorrection qui, trop souvent, devient un véritable obstacle à leur intelligence et à leur juste interprétation. Berlioz, qui les connaissait mieux que personne, a le premier constaté le fait ; et voici comment il s’en explique au sujet d’Orphée :

« Gluck semble avoir été d’une paresse extrême, et fort peu soucieux

de rédiger, non seulement avec la correction harmonique digne d’un maître, mais même avec le soin d’un bon copiste, ses plus belles compositions. Souvent, pour ne pas se donner la peine d’écrire la partie de l’alto de l’orchestre, il l’indique par ces mots : « col basso », sans prendre garde que, par suite de cette indication, la partie d’alto qui se trouve à la double octave haute des basses va monter au-dessus des premiers violons. En quelques endroits, dans le dernier chœur des ombres heureuses, par exemple, il a même écrit en toutes notes cette partie trop haut et de façon à produire des octaves entre les deux parties extrêmes de l’harmonie, faute d’enfant qu’on est aussi

surpris qu’affligé de trouver là. »


Berlioz révèle d’autres fautes, provenant de remaniements exécutés avec négligence :

« Aux voix de contralto, d’un si heureux effet dans les chœurs, et que

Gluck employa dans Orfeo, comme tous les maîtres italiens et allemands, on substitua à Paris les voix criardes de haute-contre. Bien plus, dans le chœur des Champs Élysée :

Viens dans ce séjour paisible,

au passage de coryphées chantant :

Eurydice va paraître,

si bien écrit dans la partition italienne, cette partie de haute-contre fut modifiée, sans qu’on puisse concevoir pourquoi, de manière à produire quatre fois la faute d’harmonie la plus plate qui se puisse commettre.

Quand aux fautes de gravure existant dans les deux partitions, l’italienne et la française, aux indications essentielles omises, aux

nuances mal placées, je n’en finirais pas de les signaler. »


Il termine ainsi :

« On conçoit maintenant le genre de travail qu’il a fallu faire pour

remettre cet ouvrage en ordre, approprier à la voix de contralto les récitatifs et airs nouveaux ajoutés par Gluck au rôle principal, lors

de sa transformation en Orphée ténor, etc…[1] »


Les remaniements dont parle Berlioz furent faits, nous l’avons dit, en vue de la reprise d’Orphée avec Mme Viardot, et personne ne doute qu’ils aient été exécutés par la main d’un artiste aussi parfaitement compétent que respectueux du chef-d’œuvre. Aussi, cet arrangement semble-t-il avoir été adopté comme définitif. Plusieurs éditions en ont été publiées, tant en partition d’orchestre qu’avec réduction pour le piano, et il est devenu d’une tradition constante que le rôle d’Orphée soit aujourd’hui interprété par une femme : il en a été ainsi non seulement à l’Opéra-Comique de Paris, où Mlle Delna a chaussé le cothurne du chantre thrace, mais aussi bien dans la plupart des théâtres d’Allemagne et d’Italie qui ont remis Orphée à leur répertoire depuis 1859.

Cette moderne tradition constitue-t-elle réellement un progrès ? On peut le contester, et douter même qu’elle soit conforme aux intention secrètes de Gluck. Il est croyable qu’en écrivant tout d’abord le rôle d’Orphée pour un castrat, le maître a consenti une concession dernière aux mœurs et coutumes de l’opéra italien : ne l’a-t-il pas assez bien manifesté lorsque, ayant rompu définitivement avec cet art, il n’a pas hésité à refaire son œuvre, à la récrire lui-même (ses manuscrits, qui nous ont été conservés, témoignent qu’il n’a voulu laisser à nul autre le soin d’exécuter ce travail de transposition, pourtant purement matériel en beaucoup de ses parties), tant le désir le tenait de voir son héros décidément personnifié par un artiste qui, en même temps, fût un homme… Il faut lire dans les pamphlets du temps sur quel ton de raillerie méprisante les gluckistes français parlent de cette pratique inhumaine en usage exclusivement sur les théâtres italiens[2], et qui d’ailleurs en était à son déclin, car, un quart de siècle après la mort de Gluck, il n’était plus possible d’entendre un seul castrat, sauf à la chapelle Sixtine : le dernier qui ait paru sur la scène fut Crescentini, qui fit les beaux soirs de Saint-Cloud et de Fontainebleau, sous le premier empire, et, qui, honoré de la protection de Napoléon, fut décoré de l’ordre de la Couronne de fer. Au temps de Rossini, l’emploi des castrats, dans les opéras italiens, avait définitivement cessé.

Mais si « il Guadagni » ne réalisait que trop incomplètement son rôle d’époux d’Eurydice, nos modernes contralti en donnent bien moins encore l’illusion, et il est plus choquant encore de voir représenter ce personnage « en travesti. » Aussi n’est-il qu’une seule manière de restituer l’œuvre de Gluck dans toute sa sincérité : c’est de lui rendre la forme que le maître lui-même lui a donnée en dernier lieu, c’est-à-dire celle sous laquelle elle a été représentée à l’Opéra, en sa présence, le 2 août 1774. L’examen de la partition italienne ne doit pas être négligé pour cela : il peut nous éclairer parfois efficacement sur les véritables intentions de Gluck ; mais ce n’en est pas moins la partition française qu’il faut regarder comme l’œuvre définitive.

(À suivre.)

Julien Tiersot.
  1. H. Berlioz, À travers chants, p. 114 et 115.
  2. Voir notamment : La Brochure et M. Jérôme, petit conte moral, dans les Mémoires pour la révolution du Chevalier Gluck, etc. p. 102 et suivantes.