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LE MÉNESTREL

le développement, partiraient soudain, sans que l’on sache pourquoi, pour jouer huit ou dix notes éparses. — C’est pour s’en être tenu à ce seul document et n’avoir pas consulté les manuscrits de l’Opéra (qui, à la vérité, n’étaient probablement pas communiqués à l’époque) que Berlioz a écrit que « le cornetto n’étant pas connu à l’Opéra de Paris, fut supprimé sans être remplacé par un autre instrument, et les soprani du chœur, dont il suit le dessin à l’unisson dans la partition italienne, furent ainsi privés de leur doublure instrumentale[1]. » Nous avons vu au contraire que, loin d’avoir été supprimé purement et simplement, le cornetto fut remplacé, dans des exécutions de l’Opéra, par des clarinettes

Nous n’aurons pas à insister aussi longuement sur les autres morceaux ; mais l’examen de celui-ci, outre son intérêt particulier, avait en outre le mérite de nous révéler des pratiques générales d’autant plus curieuses à observer qu’elles s’éloignent davantage de celles de notre temps.

Poursuivons la comparaison des deux partitions.

Récitatif : Vos plaintes, vos regret. — Différent dans les deux versions. Au reste, on peut poser en principe que tous les récitatifs ont été refaits pour la partition française d’Orphée.

Pantomime. reprise et sortie du chœur. — Semblables, sauf cette réserve que le récitatif : Éloignez-vous, ce lieu convient à mes malheurs, n’existe pas dans la version italienne.

Scène ii, Orphée seul. — Air : Objet de mon amour, et Récitatifs. La forme générale est la même dans les deux partitions (ton de fa dans Orfeo, d’ut dans Orphée), et les récitatifs, sans être parfaitement semblables, sont composés sur les mêmes éléments. Mais l’instrumentation présente dans les deux textes des différences sensibles. C’est ainsi que, là où la partition française indique simplement un hautbois, on lit dans la partition italienne ce mot, quelque peu inaccoutumé : Chalumaux (il y a même écrit : Schalamaux dans la copie de Vienne). Berlioz avait déjà remarqué une indication semblable dans l’Alceste italienne. « Je n’ai pu savoir exactement, écrit-il, quel instrument Gluck a voulu désigner par le mot bizarre de chalumaux. Est-ce la clarinette employée dans le chalumeau ? le doute est permis[2] ». Sans aller jusqu’à cette interprétation forcée, on peut, ce semble, considérer comme fondée l’assimilation de l’instrument employé par Gluck avec le rustique chalumeau, dont l’utilisation dans la scène antique et pastorale d’Orphée n’a, au point de vue de la couleur, rien de déplacé. — Mentionnons enfin l’emploi de deux cors anglais, dans la partition italienne, à la troisième strophe : Piango il mio ben cosi, à l’endroit où la partition française indique deux clarinettes.

Ces remarques ont un intérêt particulier pour l’histoire de l’instrumentation : elles nous montrent que si Gluck, dans ses opéras français, a inauguré les procédés modernes, au contraire, jusqu’à la fin de sa carrière italienne, il avait conservé les traditions des anciennes écoles, auxquelles l’emploi de ces instruments archaïques ou exceptionnels le rattache manifestement.

Récitatif : Divinités de l’Achéron. — Développé différemment dans la partition française.

Scène iii, Orphée, l’Amour. — Beaucoup plus développée dans la version française, où se trouve un morceau nouveau, l’air de l’Amour : « Si les doux accords de ta lyre ». Récitatifs complètement remaniés. Seul, l’air : « Soumis au silence » (Gli sguardi trattieni) se retrouve exactement dans les deux versions.

Svène iv, Orphée seul. — Sauf quelques détails du récitatif : « Impitoyables dieux », le manuscrit autographe reproduit la version italienne, qui se compose de dix-neuf mesures de récitatif obligé suivi de douze mesures d’un dessin d’orchestre rapide et véhément, pendant lesquelles Orphée saisit sa lyre, ses armes, et s’élance vers le chemin des Enfers. Les autres documents français originaux donnent tous l’air : « L’espoir renaît dans mon âme ».

Acte ii, Scène i (Tableau des Enfers). La composition générale est la même dans les deux versions ; mais les différences de détail sont nombreuses et notables.

Au point de vue de la forme et de la disposition des morceaux, nous n’avons guère à signaler d’autre divergence qu’une reprise, dans la partition italienne gravée, du prélude orchestral de l’acte avant l’air d’Orphée : Deh ! placate vi con me, « Laissez-vous toucher par mes pleurs », particularité dont le manuscrit de Vienne ne porte pas de trace, — ainsi qu’un plus grand développement donné, dans la partition française, au chant de ce même air, qui a reçu l’addition de six mesures (le manuscrit de Vienne, par une correction de la main de Salieri, ajoute ces six mesures au texte original). Enfin la partition italienne, d’accord avec l’autographe français de Gluck, termine le tableau immédiatement après le dernier chœur : Ah ! quale incognito, « Par quels puissants accords », tandis que les autres documents français (partition conductrice, parties séparées, partition gravée, indication du livret) donnent uniformément pour conclusion à la scène un air de ballet, sur l’origine musicale duquel nous reviendrons. En l’absence de toute conclusion instrumentale, la partition italienne gravée donne les instructions suivantes :

Cominciano a ritirarsi le furie ed i mostri, e dilegmandosi per entro le scene, ripetono l’ultima strofa del Coro, che continuando sempre frattanto, che si allontano, fonisce finalmente in un confuso mormorio. Sparite le Furie, sgombrati i Mostri, Orfeo s’avanza nell’inferno.

(À suivre.)

Julien Tiersot.

SEMAINE THÉATRALE


Théâtre-lyrique de la Galerie Vivienne : Les deux Chasseurs et la Laitière, de Duni ; l’Irato, de Méhul ; la Perruche, de Clapisson.

Le gentil petit Théâtre-Lyrique de la galerie Vivienne a fait jeudi dernier sa réouverture avec trois pièces nouvelles. Je dis « nouvelles » pour la génération présente, qui n’en connaît assurément aucune, et pour cause. Les Deux Chasseurs et la Laitière, dont le livret, dû à Anseaume, a servi depuis lors à une demi-douzaine de compositeurs, furent joués à la Comédie-Italienne le 28 juillet 1763 ; l’Irato, que Méhul écrivit sur un poème de Marsollier, parut à l’Opéra-Comique le 17 février 1801 ; enfin, la Perruche, dont les paroles avaient été fournies à Clapisson par Dupin et Dumanoir, fut représentée au même théâtre le 28 avril 1840. De ces trois ouvrages, l’un, les Deux Chasseurs, fut repris à l’Opéra-Comique le 3 août 1865, quelque peu défiguré quant au poème, avec une instrumentation retouchée et corsée par M. Gevaert. À peu près à la même époque le Théâtre-Lyrique, alors dirigé par M. Carvalho, remontait l’Irato, dont l’insuccès était absolu et complet pour cette simple raison qu’on avait eu la singulière idée de jouer sérieusement cette pièce, qui porte la qualification de « parade » et qui doit être en effet jouée comme le Tableau parlant, l’Eau merveilleuse, ou le Caïd, et que le public n’y comprit rien. Enfin, depuis sa première apparition, la Perruche ne fut jamais reprise. J’avais donc raison de dire que ces trois petits ouvrages sont absolument nouveaux pour le public actuel.

En ce qui concerne l’auteur même des Deux Chasseurs, le compositeur Duni, son nom aussi est certainement bien ignoré de la plupart de ceux qui vont être à même d’entendre sa mignonne partition. Chose assez singulière pourtant, ce petit opéra des Deux Chasseurs est resté classique en quelque sorte par son titre, que tout le monde connaît sans savoir une note de la musique, et il est le seul dans ce cas des vingt ouvrages que Duni donna jadis à la Comédie-Italienne. Duni, qui fut l’élève de Durante et le condisciple de Pergolèse au Conservatoire de Naples, était le dixième enfant et le seul musicien d’un père musicien lui-même et qui occupait une situation assez honorable. Il était né à Matera, dans le royaume de Naples, le 9 février 1709, et il avait déjà près de cinquante ans lorsque, arrivant d’Italie, où sa renommée était grande, il vint se fixer à Paris, où il se maria. Il avait fait représenter à Rome, à Naples, à Venise, un certain nombre d’opéras et d’oratorios qui avaient eu de grands succès, il

  1. H. Berlioz. — À travers chants, p. 114.
  2. H. Berlioz, À travers chants, p. 210.