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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/121

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Nous aurions dû le salut à son imprudence ou à son agilité que nous nous en serions en somme accomodés ; mais admettre notre obligation envers la vertu ou la sainteté de quiconque, voilà qui nous coûtait non moins qu’à toute autre poignée d’hommes. Comme maints bienfaiteurs de l’humanité le coq se prenait trop au sérieux et récoltait l’irrévérence en retour. Nous n’étions pas ingrats pourtant. Il demeurait héroïque à nos yeux. Ses paroles, la grande, l’unique parole de sa vie devint proverbiale dans la bouche des hommes comme celle des sages et des conquérants. Dans la suite, que l’un de nous se trouvât embarrassé d’une tâche et objurgué d’y renoncer, il exprimait sa résolution de persévérer et de réussir par ces mots : « Tant qu’on est à flot, je ne lâche pas mes fourneaux. »

Le breuvage réchauffant nous rendit moins pénibles les louches heures qui précèdent l’aube. Le ciel au ras de l’horizon se teinta délicatement de rose et de jaune comme l’intérieur d’un coquillage précieux. Et plus haut, dans la zone qu’emplit une lueur nacrée, parut un petit nuage noir, fragment oublié de la nuit, serti d’or éblouissant. Les rayons lumineux ricochèrent aux crêtes des vagues. Les yeux des hommes se tournèrent vers l’orient. Le soleil inonda leurs visages las. Ils s’abandonnaient à la fatigue comme s’ils en avaient fini de leur besogne, à jamais. Sur le ciré noir de Singleton le sel desséché brillait comme du givre. Il restait rivé à la roue du gouvernail, les yeux ouverts et morts. Le capitaine Allistoun sans cligner les paupières fit face au soleil levant. Ses lèvres bougèrent, pour la première fois depuis vingt-quatre heures, et d’une voix claire et ferme il commanda :

— Pare à virer !

L’accent net de l’ordre stimula la torpeur de ces hommes