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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/130

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peut-être — l’amertume inspiratrice de la coupe suprême si souvent offerte et si souvent reprise à leurs lèvres déjà roidies mais rebelles toujours. Ils doivent sans trêve justifier leur droit de vivre par-devers l’éternelle miséricorde qui enjoint au labeur d’être dur et sans cesse, de l’aube au couchant, du couchant à l’aube ; jusqu’à ce que l’interminable suite des nuits et des jours troublés par l’obstinée sommation des sages, réclamant à grands cris le droit au bonheur sous un ciel sans promesses, soit enfin rachetée par le vaste silence de peine et de labeur, par la crainte muette et le muet courage d’hommes obscurs, oublieux et endurants.

Le patron et M. Baker en se trouvant face à face se dévisagèrent un moment avec les regards intenses et stupéfaits de gens qui se rencontrent à l’improviste après des années d’infortune. L’un et l’autre avaient perdu leurs voix et ce furent entre eux des chuchotements forcenés.

— Il ne manque personne ? demanda le capitaine.

— Non, tout le monde présent.

— Pas de blessés ?

— Le lieutenant seulement.

— Je vais y voir tout de suite. Nous avons de la chance.

— Beaucoup, articula M. Baker faiblement. Ses mains se crispaient sur la lisse et il roulait des yeux injectés de sang. Le petit homme grisonnant fit effort pour élever la voix au-dessus d’un murmure atone, et fixa son second d’un œil froid, perçant comme un dard :

— Faites hisser de la toile, dit-il d’un ton d’autorité, avec un claquement inflexible de ses lèvres minces. Aussi vite que possible. Le vent est bon. Tout de suite, monsieur. Ne donnez pas aux hommes le temps de se reconnaître. Qu’ils se sentent esquintés, les bras raides, et il n’y aura plus moyen… Il s’agit de marcher.