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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/133

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signes frénétiques, leur vie suspendue à l’autre, regardant d’en haut l’étroit fuseau du pont noyé d’écume, hélaient du côté du vent :

— Soulagez ! Halez ! Amarre !

Leurs lèvres frémissaient, leurs yeux semblaient jaillir des orbites en leur furieux et âpre désir d’être compris, mais le vent dispersait leurs paroles inentendues sur le tumulte de la mer. Dans l’outrance d’un intolérable, d’un interminable effort, ils peinaient comme des hommes qu’un rêve sans pitié vouerait à une tâche impossible dans une atmosphère de glace ou de feu. Ils brûlaient et grelottaient tour à tour. D’innombrables aiguilles lardaient leurs prunelles comme parmi la fumée d’un incendie ; leurs têtes à chaque cri menaçaient d’éclater. Sur leurs gorges semblaient se crisper des doigts durs. A chaque coup de roulis, ils pensaient : « Cette fois-ci, je lâche, nous sommes tous à bas. » Et, ballottés dans la mâture, ils criaient follement :

— Attention là ! Attrape ce filin ! Passe ! Vire cette poulie.

Ils hochaient la tête désespérément en remuant des faces furibondes : « Non ! non ! de bas en haut. » Ils semblaient s’entre-haïr d’une mortelle haine. L’immense désir d’en avoir fini une fois pour toutes leur rongeait la poitrine et le scrupule de bien faire leur tâche les consumait comme un feu vivant. Ils maudissaient leur sort, faisaient fi de leur vie et dépensaient leur souffle en mortelles imprécations à l’adresse l’un de l’autre. Le maître voilier, son crâne chauve à nu, travaillait avec fièvre, oubliant son intimité avec tant d’amiraux. Le maître d’équipage, tout en grimpant chargé d’épissoirs et de pelotes de bitord, ou bien à genoux sur la vergue avant d’attaquer la maîtresse genope, voyait passer, précises et brèves, des visions : sa vieille et les gosses en un village de bas pays.