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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/142

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notre dévouement, notre indomptable persévérance, non moins enorgueillis que si nos impulsions propres, sans aide, avaient tout opéré. Nous nous rappelions notre péril, notre labeur, et savions à propos oublier notre cuisante alarme. Nous décriâmes nos officiers, — qui n’avaient rien fait — et prêtâmes l’oreille au spécieux Donkin. Son souci de nos droits, le soin désintéressé qui l’attachait à notre dignité, ni l’invariable affront de nos paroles, ni le dédain de nos regards ne parvenaient à les décourager. Notre mépris pour lui ne connaissait pas de bornes, et nous ne pouvions écouter sans intérêt cet artiste consommé. Il nous dit que nous étions de braves gens, « des vrais, pas d’erreur », et qui nous en savait gré ? Qui se souciait de nos griefs ? N’était-ce pas « une vie de chien à deux livres dix shillings par mois » que nous menions ? Jugions-nous donc ce chétif salaire une compensation au risque encouru et à la perte de nos hardes ? « On n’a plus un fil ! » criait-il. Nous en oubliions que lui, du moins, et pour cause, n’avait rien perdu de ses propres biens. Les plus jeunes écoutaient, songeant à part eux : « Ce galapiat de Donkin y voit clair, quoique ça soye pas un homme, tant s’en faut. » Les Scandinaves tiquaient à ses audaces. Wamibo ne comprenait pas ; et les marins plus âgés hochaient gravement leurs têtes où les anneaux d’or brillaient aux lobes charnus des oreilles laineuses. Sévères, hâlés, des visages méditatifs s’étayaient sur des avant-bras tatoués. Des poings bruns aux grosses veines serraient dans leur noueuse étreinte l’argile blanche brunie de pipes à demi fumées. Ils écoutaient impénétrables, larges dos, épaules rondes, en un rude silence. Il parlait avec chaleur, irréfutable et discrédité. Sa pittoresque et ordurière faconde coulait comme un flot trouble d’une source empoisonnée. Ses petits yeux noirs, tels deux grains de jais, dansaient