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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/145

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qui souffrait ? Allait-on nous maltraiter parce qu’on soignait un camarade ?

— Quoi ? grogna M. Baker en faisant face d’un front menaçant aux murmures ; et tout le demi-cercle, comme un seul homme, fit un pas en arrière. Hissez la bonnette d’hune. Allons, là-haut, Donkin, affale les cargues, ordonna le second d’une voix inflexible. Frappe le hale-bas. Débrouillons-nous !

Puis, la voile en place, il s’en allait lentement à l’arrière et restait longtemps à regarder le compas, soucieux, pensif et respirant fort, comme étouffé par le relent d’incompréhensible mauvais gré qui envahissait le navire. « Quelle mouche les pique ? songeait-il. Peux pas comprendre ces manières de renâcler à la besogne et de grogner. Et ça de la part d’un bon équipage, à tout prendre, pour ce qu’on trouve au jour d’aujourd’hui.

Sur le pont, les hommes échangeaient des paroles amères suggérées par une niaise exaspération contre je ne sais quoi d’injuste et d’irrémédiable qui ne souffrait point d’être mis en doute, et dont le reproche s’obstinait à leurs oreilles longtemps après que Donkin s’était tu. Notre petit monde glissait sur la courbe inflexible de sa route, chargé d’un peuple mécontent et ambitieux. Ils trouvaient un sombre réconfort à l’interminable et consciencieuse analyse de leur valeur méconnue, et, grisés par les doctrines prometteuses de Donkin, rêvaient avec enthousiasme au temps où tous les vaisseaux du monde vogueraient sur une mer toujours calme, manœuvrés par des équipages bien rentés, bien nourris de capitaines satisfaits.

La traversée s’annonçait longue. Nous laissâmes derrière nous l’alizé du sud-est inconstant et volage ; puis, sous le ciel gris et bas des parages équatoriaux, le navire, dans la chaleur lourde, flotta sur une mer unie, semblable