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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/230

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façade souillée de la Monnaie lavée par le flot de clarté, ressortit un instant éblouissante et blanche comme un palais de marbre en un conte de fées. L’équipage du Narcisse s’effaça de mes yeux.

Je ne les ai jamais revus. La mer en a pris quelques-uns, les steamers en ont pris d’autres, les cimetières de la terre savent le compte du reste.

Singleton a sans doute emporté avec lui son long record de labeur et de fidélité aux profondeurs pacifiques de la mer hospitalière. Et Donkin, qui ne s’acquitta jamais proprement d’un jour de besogne, gagne sans doute son pain à pérorer, fort d’ignoble éloquence sur les droits sacrés du travailleur. Ainsi soit ! A la terre et à la mer chacune les leurs.

Un camarade de bord qu’on quitte — comme tout autre homme d’ailleurs — on le perd pour toujours, et aucun de ceux-là, je ne les revis jamais. Mais il est des jours où le flux du souvenir refoule avec force le sombre fleuve aux neuf méandres. Alors, je vois, entre des berges désolées, glisser un navire — vaisseau fantôme manœuvré par des ombres. Ils passent et me font signe, hélant de leurs voix de spectres. N’avons-nous pas ensemble sur la mer immortelle conquis le pardon de nos vies pécheresses ? Adieu, frères ! Vous étiez de bons matelots. Jamais meilleurs ne gourmèrent avec des cris sauvages la toile battante d’une misaine alourdie, ni, balancés dans la mâture, perdus dans la nuit, ne renvoyèrent plus bellement abois pour abois à l’assaut d’un grain d’ouest.