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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/27

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d’Orient luttait avec les mâles accents de matelots gris rabattant les revendications cyniques et les déshonnêtes espoirs en un langage sonore et profane. Le calme resplendissant et constellé de la nuit orientale fut lacéré en impurs lambeaux par des hurlements de rage et des clameurs de lamentations élevés au sujet de sommes variant de cinq annas à une demi-roupie ; et personne à bord de nul navire, dans le port de Bombay, ne put ignorer que son nouvel équipage était en train de rallier le Narcisse.

Peu à peu, l’affolante rumeur s’apaisa. Les bateaux n’arrivèrent plus, en clapotant, par grappes de trois ou quatre à la fois, mais accostaient un par un, dans un murmure étouffé de remontrances auquel coupait court un : « Pas un pice de plus ! Va-t’en au diable ! » des lèvres de quelque arrivant gravissant d’un pas lourd l’échelle de coupée, ombre bossue, un long sac perché sur l’épaule. À l’intérieur du gaillard d’avant, les nouveaux venus, mal assurés sur leurs jambes parmi les caisses cordées et les ballots de literie, liaient connaissance avec leurs anciens, qui s’étageaient, assis sur les deux rangs de couchettes, examinant leurs futurs camarades d’un œil critique, mais amical. Les deux lampes du gaillard d’avant, mèches hautes, jetaient un intense éclat ; des feutres durs terriens s’équilibraient en arrière sur des crânes ou roulaient sur le pont entre les câbles chaînes, des cols blancs défaits allongeaient leurs pointes empesées de part et d’autre de visages cramoisis ; des bras musculeux gesticulaient hors des manches de chemise ; par-dessus le grondement continu des voix sonnaient des éclats de rire et de rauques appels : « Tiens, fiston, prends ce cadre !… Essaye un peu, voir !… Ton dernier embarquement ?… Je connais… Il y a trois ans, dans Puget-Sound… Cette couchette-là fait eau, je te dis !… Y en a-t-il un de vous, terriens, qui ait apporté