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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/54

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machine stoppée, hésita un moment le long de la hanche tandis que, svelte et longue, la coque du navire s’ébranlait lentement sous ses huniers. La toile lâche s’enfla de brise, arrondit mollement des contours pareils à des blancs nuages légers pris dans le filet du gréement. Puis les voiles furent bordées, les vergues hissées et le vaisseau devint une haute et solitaire pyramide glissant dans l’éclat de sa blancheur à travers la lumineuse buée. Le remorqueur fit demi-tour dans son sillage et s’en alla vers la terre. Vingt-six paires d’yeux suivirent au ras de l’eau son arrière trapu rampant nonchalamment sur la houle lisse entre ses deux roues qui tournaient vite, battant l’eau à coups pressés et rageurs. On eût dit un énorme cafard aquatique, surpris par la lumière, ébloui de soleil et s’évertuant en efforts pénibles pour regagner l’ombre lointaine de la côte. Il en resta une traînée de lente fumée au ciel et deux raies d’écume vite effacées sur l’eau. À la place où il avait stoppé s’élargissait une tache noire et ronde de suie qui ondulait selon la houle, marquant, semblait-il, la place souillée d’un repos impur.

Laissé à soi-même, le Narcisse, cap au sud, parut dressé, resplendissant et comme immobile entre la mer sans repos et le mouvant soleil. Des flocons d’écume filèrent le long de ses flancs ; l’eau le heurta de flots rapides ; la terre glissa hors de vue, lentement effacée ; quelques oiseaux planèrent en criant, les ailes étendues, au-dessus des pommes balancées des mâts. Mais, bientôt, la côte disparut, les oiseaux s’envolèrent, la voile pointue d’une dhow arabe faisant route vers Bombay monta triangulaire et droite sur le fil net de l’horizon, demeura un peu, tout de suite évanouie comme un mirage. Puis le sillage du navire s’étira, inflexible et long, à travers un jour d’immense solitude. Le soleil