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Page:Le Tour du monde - 02.djvu/78

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elle ne cessa d’errer comme une ombre blanche sur les rives du Rjukan.

Est-ce elle que, dans les pâles et brumeuses journées d’hiver, les paysans du Westfjordal voient encore se découper vaguement dans les nuages de la chute ? on ne sait : toujours est-il que Maristien est un lieu célèbre, et tout bon touriste doit accomplir le périlleux pèlerinage, au risque de faire comme Ejstein. Du reste, au milieu du sentier, un gros bouleau, fortement enlacé par ses puissantes racines aux roches environnantes, permet de faire halte et d’admirer la chute, qu’on domine d’une hauteur énorme.

Qu’on se figure une immense muraille de granit à parois presque surplombantes, de dix-huit cents pieds de haut. C’est la fin de la rive droite du Westfjordal. La rive gauche suit quelque temps, quoiqu’à une moindre hauteur, cette muraille immense, puis tout à coup s’élève et en même temps se creuse pour former comme deux puits énormes dont la section serait deux demi-cercles. Le premier sert comme d’antichambre à la chute : il est évident que c’est elle qui autrefois l’a creusé, mais que, dévorant toujours la roche, elle a fini par quitter cet espace vide pour se retirer en arrière et en creuser un autre. Celui-ci, elle le remplit tout entier de la masse énorme de ses eaux, des nuages de vapeur d’écume qui remontent jusqu’au niveau même du fjeld, et aussi du tumulte des rapides, qui s’élancent du gouffre pour former le large ruban d’écume qui sillonne les sapins de la vallée. J’ai dit tumulte, l’expression est inexacte ; ce n’est pas un véritable tumulte, mais plutôt un bruit régulier que fait entendre le Rjukan. Il se produit six coups distincts suivi d’un septième plus fort qui fait rebondir la chute tout entière jusqu’à mi-chemin de sa hauteur, comme si les eaux remplissaient quelque caverne énorme, et qu’à un instant donné, comprimées à l’intérieur, elles s’échappassent avec fracas.

En somme, le Rjukand, la reine des chutes du Nord, n’est point au-dessous de sa réputation. Le volume de ses eaux, un lac tout entier, la hauteur d’où elles se précipitent, neuf cents pieds, et surtout le site étrange qui l’encadre, offrent un de ces spectacles qu’il est impossible de dépeindre et qu’on n’oublie jamais.

Du bouleau où nous étions accrochés, après une vaine tentative pour pousser plus loin, nous redescendons vers un rocher inférieur qui surplombe la chute et d’où l’on est censé voir le gouffre. À gauche, un petit sentier, frayé par les chèvres, mène on ne sait où, « à la mort » dit notre guide. Le mieux pour des gens que le sort d’Ejstein ne tente point est de revenir sur ses pas. Le retour du Rjukan est plus agréable que l’aller ; l’espérance du gîte, la fraîcheur de la soirée et la sensation agréable de la descente, abrégent le chemin.


Dal. — Le livre des étrangers. — L’église d’Hitterdal. — L’ivresse en Norvége. — Le châtelain aubergiste. — Les lacs Sillegjord et Bandak. — Le ravin des Corbeaux.

À Dal, Ole Torgensen et la charmante Aasta, sa fille, nous attendaient. Pendant qu’on prépare le dîner, fort passable pour un dîner de Norvége, nous engageons avec le maître de céans une conversation en norvégien ; le livre des étrangers en fait les frais ; mille et un insulaires y ont inscrit leurs réflexions en prose et en vers ; dans un espace de trente ans nous ne voyons que deux noms français, M. le comte de R. et M. C., de Cherbourg. Tous les voyageurs n’ont qu’une voix sur la fille du logis, type télémarkien des plus gracieux, visage avenant, toujours prêt à rire, costume reluisant des mille bijoux montagnards, longues tresses emprisonnées dans le petit châle roulé qui fait la coiffure du pays, et, pour compléter la description, pipe en racine de bouleau fumée le plus naturellement du monde. Elle nous vend quelques ceintures chargées de cuivre, puis nous apporte un coffret de bois d’où elle tire une cinquantaine de bijoux d’argent d’un travail rare. C’est l’hiver que les paysans découpent ces jolies choses dans l’argent de Kongsberg. Chacun, même le mendiant, a sa broche et ses boutons de filigrane. Les bijoux d’Aasta nous tentent : « Combien en voulez-vous ? — Je ne veux pas te les vendre, monsieur. — Seulement ces boutons. — Ce sont des boutons de femme, ils ne t’iraient pas, monsieur, et puis c’est ma parure de fiancée, je la mets le dimanche pour aller à Mœlkirke, je ne voudrais pas m’en priver, c’est si long à faire. »

Cependant le gigh et le cheval attendaient à la porte. Nous quittons Dal après de vigoureuses poignées de main à Ole Torgensen et à sa charmante fille. Vers minuit nous étions à Mœl ; nos lits de feuillage de bouleau nous attendaient dans la barque, et par une nuit magnifique nous traversions le Tinn.

À quatre heures du matin un choc violent nous réveille ; c’est la barque qui donne contre un sapin à Tinoset. Nos carrioles étaient là, et après une toilette sommaire dans l’eau du lac, nous roulions sur la route d’Hitterdal.

Arrivés à Bamble nous devions faire une pointe sur l’église d’Hitterdal, un des rares monuments de bois du treizième siècle qui subsistent encore en Norvége. Hitterdalkirke est à deux ou trois lieues de Bamble.

Un peu plus loin est Lysthuus, affreuse posada où l’eau même est inconnue et où l’on nous fait payer 3 francs, quatre œufs, seul comestible de l’endroit. Une note adressée au bailli (qui tous les huit jours visite le livre de poste) est la seule punition que l’étranger puisse infliger à ce chantage indigène. En repassant devant l’église d’Hitterdal nous nous arrêtons pour la visiter (voy. p. 75). C’est une sorte de pyramide de bois à cinq ou six toits superposés comme ceux d’une pagode. Les murs sont revêtus de tuiles de bois en forme d’écailles de poisson, et les toits couverts de petites planches sculptées. Une galerie couverte règne tout autour de l’église pour abriter le peuple. Un porche sculpté est à l’entrée du cimetière, et de l’autre côté de la route le clocher en bois à jour se détache sur les arbres du proœstegjeld[1]. L’intérieur de l’église vient d’être sottement restauré à la luthé-

  1. Presbytère.