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Page:Le Tour du monde - 05.djvu/262

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pieds très-courts, formant un parallélogramme allongé, légèrement concave et assez incliné, en tout semblable à la pierre sur laquelle on broie le cacao pour la fabrication du chocolat à la main. Agenouillée sur une natte et armée d’un rouleau de granit, la ménagère écrase le grain de maïs bouilli que contient une olla placée auprès d’elle, ainsi qu’un vase plein d’eau pour humecter la pâte à l’occasion ; une sébile de bois reçoit cette pâte ; de temps en temps, et pour reposer ses reins sans cesse courbés, l’ouvrière en prend un peu entre ses doigts, se redresse, s’assied sur ses talons et se met à pétrir. D’abord formée en boule, la pâte s’aplatit peu à peu et passe à l’état de crêpe d’une ténuité rare. Elle est alors placée sur le comal, large plateau de terre rouge qui se chauffe à un feu doux sur un petit fourneau de terre ou d’adobes, et peu d’instants suffisent pour le cuire.

Après le dîner, les officiers me conduisent chez le curé du lieu, que l’un d’eux connaît. C’est un jeune homme de mauvaise mine, qui ne se distingue en rien, par sa tournure et par sa mise, du premier artisan venu. Il nous reçoit avec une politesse dont son air froid prouve l’affectation, et nous offre des refrescos (rafraîchissements). Sa conversation ne dément pas son extérieur. Il y a un crucifix célèbre dans l’église de la Magdalena, qui a sué le sang miraculeusement, il y a de cela nombre d’années. Il ne sue plus du tout maintenant, mais la commémoration de cet événement est restée une grande fête pour le pays, le 26 septembre de chaque année ; il s’y tient à cette occasion une foire de trois jours. J’aurais bien voulu faire causer le curé sur ce sujet, mais il se montra particulièrement réservé à mon égard, de même que tous ses pareils avec qui je me suis trouvé en relation. Aux yeux de ce clergé ignorant, corrompu, jaloux de ses priviléges et inquiet de l’avenir, un étranger est toujours une nouvelle incarnation de Voltaire ou de Luther, selon qu’il est de race gauloise ou saxonne.

Notre étape du 4 est de sept à huit lieues ; la contrée est triste, le sol aride, semé de blocs d’obsidienne et de quartiers de roc. Des champs immenses de maguey annoncent l’approche de Tequila, la ville du mescal. L’aspect de ces plateaux desséchés et pierreux, hérissés à perte de vue des dards immobiles et menaçants de la gigantesque liliacée, a quelque chose de saisissant, et fait naître à l’esprit l’idée d’un cercle de l’enfer oublié par le Dante.

Ce n’est point cependant une région maudite que celle-ci. Après le bananier et le maïs, dont l’utilité est plus immédiate, le maguey (agave americana, variété de l’aloès) est le présent le plus précieux que la nature ait fait au Mexique. Robuste et vivace, cette plante de royal aspect puise très-démocratiquement le soutien de sa puissante existence dans les terrains les plus ingrats et les plus stériles. Sa racine fournit le mescal, le pulque et une espèce de mélasse qui tient lieu de sucre. De ses feuilles pulpeuses et coriaces, on extrait, en les broyant, le papier analogue au papyrus, sur lequel sont écrits les anciens manuscrits aztèques ; la partie fibreuse donne un chaume de toiture excellent, ou bien, préparée comme le chanvre, elle fournit des cordes et des tissus grossiers, mais d’une solidité extraordinaire et dont les usages sont nombreux. Une variété du genre donne un fil très-fin, connu sous le nom de fil de pita, dont les Indiens ont, de tous temps, tissé leurs étoffes les plus belles. Enfin les dards, dont la piqûre est dangereuse, servent d’aiguilles et de clous.

Le maguey est dans toute sa gloire quand sa fleur s’épanouit. À un âge qui, suivant les terrains et les espèces diverses, varie de huit à quinze et jusqu’à vingt-cinq ans, une tige droite et fière s’élance du centre de ce faisceau de feuilles massives creusées en forme de gouttières, et dont le développement commun est de deux à trois mètres. La hampe atteint souvent cinq à six mètres de hauteur ; elle se couronne d’une majestueuse girandole de fleurs jaunes, fasciculées, qui redressent leur corolle en forme de vase, comme pour recevoir et conserver la rosée que le voyageur altéré et l’oiseau du ciel y trouvent, dit-on, chaque matin. Après la floraison, la plante meurt, mais plusieurs rejetons naissent spontanément de la racine.

Ce n’est toutefois qu’à l’état sauvage ou comme ornement de jardins que l’on voit fleurir le maguey ; à l’état de culture industrielle, il est mis en exploitation précisément au moment où la tige est sur le point de jaillir de la racine, alors arrivée à maturité.

Tequila est situé au pied d’une haute muraille de rochers du haut de laquelle on jouit d’un beau coup d’œil ; une chaussée brisée à angles aigus, large et bien pavée, conduit au bas. Cette rampe est une sorte de scala santa ; les Indiens et les gens de la basse classe achètent la paix du cœur et la rémission de leurs souillures en la parcourant à genoux. Je rencontrai deux pauvres hères ainsi occupés. Soit que la vertu du remède fût quelque peu éventée, soit qu’on en négligeât l’usage, la population de Tequila me parut pire que celle de la Magdalena. Il y avait aux alentours du marché une horde de gibiers de potence, demi-nus, en haillons, lacérés de cicatrices éloquentes qui racontaient toute une vie de crime, et dont les regards comme les paroles trahissaient un assez ferme propos de persévérer dans cette voie. Les tortilleras elles-mêmes se montrèrent ici très-ombrageuses.

Tequila donne son nom à l’aguardiente mescal, de même que Cognac a donné son nom aux eaux-de-vie françaises en général.

Notre présence procura une nuit de tranquillité aux habitants de cette ville, qui vivaient depuis quelques jours dans l’appréhension d’une bande de voleurs, réelle ou imaginaire ; des hommes de garde, placés sur les clochers, scrutaient au loin la campagne, prêts à sonner le tocsin à la moindre apparence de danger.

La troupe mexicaine fut consignée dans ses quartiers dès sept heures du soir ; mesure de prudence dictée par le penchant des Indiens à s’enivrer, et les facilités que présente Tequila à cet égard. Les prisonniers demeurèrent libres, au contraire, jusqu’à dix heures ; anomalie bouffonne en apparence, mais justifiée par la conduite généralement paisible de nos hommes.