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Page:Le Tour du monde - 05.djvu/342

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Nous arrivâmes à Mérida vers dix heures du soir. Mérida, nom magique, dont je conserverai toujours le plus charmant souvenir[1]. À notre premier voyage, Mérida possédait une fonda, chose rare dans ces parages ; à ma seconde expédition la fonda n’existait plus, et le voyageur n’avait de ressource que dans l’hospitalité payante d’une maison particulière. À mon premier séjour chez doña Rafaela, je m’étais lié d’amitié avec l’excellent docteur D. Macario Morandini, Italien, spirituel polyglotte, grand voyageur, qui avait plusieurs fois fait le tour du monde, et était l’un des plus intéressants conteurs que j’eusse rencontrés. J’appris à la descente de la voiture que M. Morandini exerçait encore à Mérida, et que la fonda n’existant plus, il vivait dans la maison du señor D. Joaquim Trugillo. Je m’empressai de me faire conduire chez cet excellent homme, que j’avais aussi connu l’année précédente. D. Joaquim m’accueillit avec plaisir et mit à ma disposition une fort belle chambre, munie de son hamac. C’est, en fait de mobilier, tout ce qu’il est nécessaire d’avoir. Il s’était passé bien des événements depuis mon premier voyage. Le gouverneur de l’État, Erigojen, avait quitté le fauteuil de la présidence pour la paille du cabanon. D. Agustin Acereto l’avait remplacé. Guerre civile sur guerre civile ; les Indiens avaient anéanti une forte expédition organisée contre eux, et tout faisait craindre une attaque de leur part. Voilà le sommaire des nouvelles que me donna le docteur. Je me retirai vivement contrarié : cette victoire des Indiens bravos rendait mes expéditions fort dangereuses, principalement celle qui devait me mener à Chichen-Itza, enclavé dans leur territoire. Néanmoins je m’endormis bientôt, grâce au balancement de mon hamac, et ne me réveillai que fort tard avec un affreux torticolis. C’est l’effet ordinaire du hamac pour quiconque ne s’est point familiarisé avec son usage ; comme depuis longtemps j’avais rompu avec cette coutume, il me fallait un nouvel apprentissage.

Mérida, autrefois capitale de tout le Yucatan, partage aujourd’hui la suprématie avec Campêche, qui, depuis 1847 ou 1848, forme un État séparé. Ce fut en 1847 qu’éclata cette effroyable révolte des Indiens qui a ruiné le Yucatan et qui menace chaque jour de le rayer du nombre des États policés.

Parmi les églises de Mérida, la cathédrale est la plus remarquable. C’est un assez grand édifice de style jésuite ; le portail fort simple est flanqué de deux statues, œuvre d’un artiste du cru, et qui passent pour fort belles aux yeux des habitants[2]. Les maisons n’ont qu’un étage, la plupart qu’un rez-de-chaussée ; les toits sont plats, les cours à colonnades et plantées de palmiers sont fort gracieuses, et les vastes corridors sont tendus de hamacs pour la sieste.

La grande place faisant face à la cathédrale est plantée de ceibas, ornée de fleurs et entourée de maisons à portiques ; elle est charmante, mais on n’y vient guère que le soir : le jour, la chaleur est trop intense, et chacun reste enfermé chez soi. Le théâtre, petite salle enfumée, s’ouvre de temps à autre à quelque troupe espagnole, et la principale distraction consiste en promenade en calezas[3] où les jeunes filles étalent la fraîcheur de leurs toilettes et jettent de tous côtés les éclairs de leurs yeux noirs.

Le marché abonde en fruits du tropique : ce sont les ciruelas, espèce de prunes ; les ananas et les bananes de plusieurs espèces ; la chérimoia, le roi des fruits tropicaux ; la guanavana, variété du précédent, mais d’un développement énorme et qui ne sert qu’aux dulces, confitures ; l’aguacate, fruit à beurre ; les dattes et le coco, l’orange, la pastèque, le melon, le mango, la papaya, toute la famille des sapote, chico, prieto, blanco, mamey, de santo domingo, petit, rouge, blanc, etc. ; les patates, le camoté, etc.

L’exportation fait peu de chose ; le principal revenu des haciendas consiste dans la vente du jenequen, fil tiré d’une espèce d’agave, plante textile dont on fait d’excellents cordages et avec laquelle les naturels confectionnent leurs hamacs. Le Yucatan produit la canne dans les lieux humides ; le tabac, le maïs et le frijol, haricots qui composent, comme dans toute la république, la nourriture exclusive des Indiens.

Mérida contient près de vingt-cinq mille habitants, et on m’a dit qu’il y avait plus de vingt mille femmes pour environ quatre mille hommes.

J’arrivais à Mérida le mercredi de la semaine sainte de l’année 1860, et je voulus voir les cérémonies religieuses, dont on m’avait beaucoup parlé, avant d’entreprendre mon voyage dans l’intérieur. On travaillait avec ardeur dans l’église à tout disposer pour cette auguste cérémonie ; de tous côtés on édifiait des chapelles ardentes ; c’était un luxe de verroteries de toutes couleurs, une dépense inouïe de fleurs. Le jeudi, les processions commencent pour continuer jusqu’au samedi. Les colonies espagnoles, comme la métropole, sont folles d’images et de statues de saints. Chaque église se montre fière de telle ou telle statue, représentant saint Joseph, ou la Vierge, ou saint Antoine ; et Mexico, de ce côté, peut en revendre à toutes les parties du monde. Le culte des images a toujours été le bienvenu chez les Indiens qui ont besoin, dans la simplicité de leur nature, de matérialiser l’objet de leur adoration ; aussi ne voit-on pas une église indienne dans les districts même les plus éloignés qui ne soit munie d’un petit musée de saints. Je ne fus pas aussi surpris que je pensais l’être à la vue de toutes ces cérémonies religieuses que j’avais déjà admirées à Mexico.

Tantôt la foule promenait le Christ entre quatre soldats romains, suivis de la Vierge aux Sept-Douleurs, et

  1. Mérida fut fondée sur les ruines de l’antique cité indienne, qu’on désignait sous le nom de Tihoo ; on la construisit en 1540 par les ordres du petit-fils de Francisco de Montejo ; elle réclamait déjà des priviléges comme capitale du Yucatan dès l’année 1543. (Voy. Lopez Cogolludo, Historia de Yucatan, in-fol.)
  2. La cathédrale de Mérida fut achevée en 1598. La ville avait été érigée en cité épiscopale dès l’année 1561.
  3. Espèce de volante (voy. t. II, p. 363), avec arrière-train pour les bagages quand on s’en sert en voyage.