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Page:Le Tour du monde - 05.djvu/394

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pouvant plus après un long trajet, venait à s’arrêter, il serait forcé de reprendre sa course sous les coups de corbach que lui distribuerait avec indifférence son barbare patron. Je ne puis que répéter : pauvre humanité !

Le 8 février, M. John Petherick revint de chez les Dôor avec une assez grande quantité d’ivoire. Il me témoigna sa satisfaction de la prudence avec laquelle, tout en faisant respecter notre village, j’avais réussi à éviter tout conflit avec le négociant turc et ses gens, dont il fallait toujours craindre les représailles. Il me promit d’en faire son rapport à son consul général, me laissant le soin d’en référer moi-même de vive voix au gouverneur Arakel-Nubar-Bey, à mon arrivée à Khartoum. Le lendemain il me dit qu’il était nécessaire que j’emmenasse le reste de l’ivoire qui se trouvait alors à l’établissement, et une fois arrivé au fleuve, que prenant la daabia (grande barque à quatorze avirons) je partisse pour Khartoum, d’où, poursuivant mon voyage, j’irais jusqu’au Caire, vendre l’ivoire et en rapporter les marchandises nécessaires à notre nouvelle campagne.


Retour. — Souffrances et manque d’eau. — Arrivée au fleuve : embarquement. — Rencontre de M. Brun-Rollet.

Après plusieurs jours de préparatifs, le 17 février 1857, deux heures avant le lever du soleil, je quittai l’établissement avec une caravane composée de quatre-vingt-dix noirs chargés d’ivoire et armés de piques, de vingt-six soldats, de quatre domestiques et de deux drogmans. Je fus accompagné pendant un bon bout de chemin par des habitants du village qui pleuraient en me voyant les quitter. M. John Petherick lui-même, quoiqu’il fût malade, voulut se joindre à eux. Mais remarquant ses souffrances, je laissai filer la caravane, et m’arrêtai pour lui faire mes derniers adieux, en le suppliant de s’en retourner. Avant de nous quitter, nous nous embrassâmes en pleurant, à la perspective d’une séparation qui pouvait être longue et le fut en effet.

Il serait trop long de raconter dans tous ses détails notre voyage de l’établissement au fleuve. Je dirai seulement que dès le lendemain du jour où j’avais quitté M. John Petherick, outre que je fus pris par les fièvres, il me fut impossible de continuer à marcher, mes pieds s’étant gonflés au point que je ne pouvais les poser à terre. Force me fut donc de m’arrêter chez les Adjak où je pris quatre noirs qui, moyennant quelques dons en verroteries, se chargèrent de me porter jusqu’au fleuve sur un brancard construit tant bien que mal. J’ai trop souffert, dans ce voyage, pour ne m’en pas rappeler les plus petits incidents. Il était très-désagréable pour moi, en arrivant dans quelque village, de n’y trouver rien à manger ni à boire, les habitants s’en étant tous enfuis à la nouvelle des faits survenus chez les Rôol sans oublier de combler les puits selon leur usage. Si nous n’avions pas eu deux bons guides qui s’en allaient en avant à la recherche de tous les réservoirs d’eau pluviale, nous serions certainement tous morts de soif. Un peu de grains et de fèves, abandonnés par les noirs, étaient bien insuffisants pour apaiser la faim de tant de gens harassés, et ce me fut une fortune inespérée de trouver, tous les deux jours, des bœufs que je fis sans remords abattre, afin de donner au moins un peu de viande à mes compagnons. Mais tout cela n’était rien auprès des souffrances terribles du dernier jour, ou nous restâmes tous une vingtaine d’heures sans boire, si bien qu’en arrivant au fleuve, soldats et noirs jetant armes et bagages s’y précipitèrent.

Le lendemain de mon arrivée à l’endroit où était la barque, je commençai immédiatement les préparatifs de notre voyage à Khartoum, et, les ordres nécessaires étant donnés à cet égard, je chargeai le chef de mes hommes armés des provisions dont avait besoin M. John Petherick pour ses expéditions chez les Dôor, et je le fis partir vers midi avec les noirs qui s’en retournaient. Au Mouchra (ou embarcadère) je trouvai la barque d’un négociant européen, un certain Andrea De Bono, du Saubat (voy. t. II, p. 348), qui était déjà parti pour l’intérieur, en compagnie de plusieurs hommes et d’un de ses employés, Européen aussi, nommé Felippo Terranova, qui avait déjà écrit et publié dans le Spectateur-Égyptien une relation de son voyage au Saubat. Enfin, le 26 février, à huit heures du matin, je partis de l’échelle, sur la daabia à trois voiles de M. Petherick, salué par les fusillades des barques que j’y avais trouvées ancrées.

Dans la nuit du 27 au 28, je rencontrai M. Brun-Rollet qui s’en revenait d’une excursion aux grands lacs, à la recherche du véritable fleuve qu’il n’avait pas trouvé, quoiqu’il ait essayé de faire croire le contraire. Il me dit à moi-même qu’il était impossible de pénétrer dans les forêts de roseaux dont sont parsemés les lacs, et que ses fatigues étaient restées absolument infructueuses. Il est vraiment fâcheux qu’un homme de la valeur de M. Brun-Rollet se soit ainsi trompé après tant de recherches, et ait abandonné l’honneur d’une semblable découverte à deux négociants barbarins qui trouvèrent, en 1859, un passage vers le nord-ouest, qu’ils appelèrent Bahr-Djur, et qui vraisemblablement conduit jusque chez les Gnamgnam.


Suite du retour. — Lac plein d’éléphants. — Explosion de la poudrière du Saubat. — Escarmouche avec les noirs. — Arrivée à Khartoum.

Le 3 mars, je pénétrai dans le canal très-étroit qu’habitaient les Nouers-Ghikena ; mais je n’atteignis leur village que le 4, à cause des vents violents du nord qui entravèrent notre marche. Après quelques échanges avec ces sauvages, nous pûmes poursuivre notre voyage et, vers le soir, nous entrâmes dans le lac où nous attendait un spectacle vraiment extraordinaire. Il était littéralement plein d’éléphants de toutes dimensions qui le traversaient tranquillement à la nage. À notre vue, ils prirent la fuite avec des cris épouvantables et en faisant dans l’eau un clapotement terrible. Il y en avait un si grand nombre qu’il est inappréciable et que nous dûmes nous trouver heureux de nous en tirer sans encombre, puisqu’il eût suffi de deux d’entre eux pour nous faire repentir de l’imprudence que nous avions commise en nous en ap-