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Page:Le Tour du monde - 05.djvu/66

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UN HIVER À ATHÈNES,

PAR M. A. PROUST[1].
1857-1858. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




De la politique. — Patriotisme maladroit des Grecs. — Coup d’œil sur l’histoire de ces derniers temps. — Situation intérieure du pays.

Ceux qui n’aiment pas causer politique courent le risque à Athènes de ne point causer du tout, car cette conversation sérieuse se mêle à tout et entre partout. On ne l’évite nulle part, ni au café, ni à la promenade, ni dans les salons, et le dialogue conjugal lui-même pourrait être, dans notre pays, sujet au timbre.

Cette préoccupation des Athéniens n’a rien de surprenant. Les puissances occidentales ont fait d’Athènes un terrain de lutte ; la société phanariote a de tout temps vécu de politique, et il n’est pas un Athénien qui ne prête l’oreille au moindre bruit de l’Europe, tant l’amour de la patrie commune est développé en eux, et tant surtout peut gagner à la moindre secousse ce petit royaume étroitement taillé.

Les partis sont nombreux, les germes de divisions fréquents ; on ne s’entend que sur un point : délivrer ses frères. On ne diffère que sur les moyens et l’opportunité. Chaque jour, à chaque heure, à chaque minute, on retourne la question en tout sens : on lit avidement les journaux de Londres, de Paris, et les journaux grecs qui les reproduisent ou les discutent ; mais, chose étrange, on s’occupe très-médiocrement de l’état intérieur du pays, ou si l’on s’en occupe c’est pour le défendre systématiquement aux yeux des étrangers, car, au fond, on passe facilement condamnation sur un état qu’on ne considère que comme provisoire.

C’est la grande faute des Grecs de ne pas dire assez ouvertement la situation déplorable qui leur a été faite. Pour bien s’en rendre compte, il est utile de jeter un coup d’œil sur les dernières pages de leur histoire depuis l’avénement du roi Othon.

Le 30 janvier 1833, le conseil de régence, nommé à Munich, le 6 octobre de l’année précédente, débarqua à Nauplie avec le jeune roi au milieu d’un pays dévasté, dépeuplé et ruiné par la guerre nationale et la guerre intestine. Peu soucieux des intérêts matériels du pays, le conseil de régence employa les deux premières séries de l’emprunt garanti par les puissances protectrices à payer largement les nombreux employés qu’il amenait avec lui, et la petite armée de trois mille cinq cents hommes qui l’escortait. Aussi, quand le roi atteignit sa majorité, le gouvernement était sans ressources et le pays sans institutions. À la place des libertés municipales, respectées dans une certaine mesure par le gouvernement turc, on avait jeté les germes d’une centralisation bureaucratique qui fonctionnait mal.

Sous les influences successives de l’Angleterre et de la Russie, les ministères se succédèrent rapidement. Après Armansberg Rudhart, après Rudhart Zographos.

Une conspiration ne tarda pas à s’organiser sous le patronage de la Russie, qui comptait sur l’abdication du roi, et le 3 septembre 1843, le parti russe ou napiste, s’appuyant sur l’antipathie allemande et les sympathies religieuses, fit une révolution. Aidée des conseils de la France et de l’Angleterre, la nation se donna une constitution. On vit alors, chose triste à dire, mais facile à expliquer par l’état de dénûment du pays, une curée repoussante des emplois publics : chacun songea à se caser en repoussant son voisin, et c’est à ce moment qu’on rendit la loi inique des autochtones, loi qui rejetait hors de la terre grecque ceux qui avaient versé leur sang pour elle. « Nous voulions la Grèce grande, s’écria Colettis, vous la faites petite. » L’ordre public était tenu par des liens si faibles et si mal adaptés aux mœurs, que les passions reparurent comme au lendemain de la lutte et que le désordre fut partout, jusque dans Athènes. Mavrocordatos ne put se soutenir ; Colettis lui succéda.

Cette phase de trois années du ministère Colettis est la plus brillante de l’histoire du nouveau royaume, mais aussi celle qui a donné les plus tristes résultats. Colettis, appuyé sur l’influence française, eut le tort de faire de la corruption un moyen de gouvernement et de perpétuer le système centralisateur, inauguré par les Allemands. Son but, et dans ce but est son excuse, était de faire de la Grèce un État assez fort pour se mettre à la tête du mouvement chrétien en Orient : la mort le surprit au milieu de ses projets, en 1847, et la révolution de 1848, qui renversait à Paris les protecteurs de cette politique, détruisit en Grèce les rêves de ceux qui comptaient sur elle. Le but était manqué ; il ne restait que l’introduction des moyens qui étaient mauvais.

Depuis cette époque, ceux qui n’avaient jamais pardonné au peuple grec la constitution imposée en 1843, sont parvenus à ressaisir par l’intrigue le pouvoir qui leur échappait. On s’est efforcé de discréditer la nation aux yeux de l’Europe pour prouver qu’elle était indigne de se gouverner elle-même.

Athènes est devenu un centre absorbant qui ruine le

  1. Suite et fin. — Voy. page 49.