Aller au contenu

Page:Le Tour du monde - 06.djvu/131

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

forcée de servir les autres. Tout en me contant son histoire, ma postillonne me prenait mes cigares qu’elle coupait en petits morceaux pour en bourrer sa pipe.

En arrivant au Storsjoer (ce qui signifie grand lac), nous nous trouvâmes en présence d’un large détroit qui nous barrait le passage. Le vent soufflait violemment. On nous avait signalé cet endroit comme étant fort dangereux quand le temps était mauvais. Le conducteur du bac lui-même nous engageait à attendre jusqu’au lendemain pour continuer notre voyage, mais sa cabane était si misérable et la ville d’Ostersund si voisine, que nous nous décidâmes à risquer l’aventure. Mal nous en prit. Il nous fallut d’abord aider laborieusement le batelier et sa femme à embarquer notre voiture sur le bac tout disloqué ; puis, à peine avions-nous gagné le large que la force du vent et un courant rapide nous entraînèrent du côté de l’Indahlselfven, fleuve qui traverse le lac et en sort sous la forme d’une chute fort élevée, à deux lieues de l’endroit où nous étions. Le batelier et sa femme luttaient bravement, il est vrai, contre ces éléments réunis : ils espéraient remonter le courant comme ils avaient l’habitude de le faire. Par malheur l’appui de la rame de la batelière se cassa tout à coup, et pendant que nous cherchions à réparer ce désastre, le batelier ne se sentant plus maître du courant perdit la tête et abandonna aussi sa rame en criant : « Nous sommes perdus ! » Menaces, prières, tout fut inutile ; il courut se cacher sous la voiture en tremblant et en pleurant ; sa femme, de son côté, se mit à réciter ses prières, et notre pauvre bac, abandonné à lui-même, dériva Sans obstacle avec rapidité du côté de la chute. Inquiets, nous saisîmes les rames ; mais la confusion était à son comble : chacun criait et voulait commander la manœuvre ; déjà nous entendions le bruit de la cascade : notre angoisse augmentait. Une idée me vint et nous sauva. Le bac, ramené par un détour rapide du courant du côté de la rive d’où nous étions partis, effleurait presque les bords ; j’avisai de loin une forte branche qui se penchait vers les vagues :

« Alerte ! criai-je à mes compagnons, saisissez-moi par les jambes, lancez-moi sur la branche, et surtout tenez-moi vigoureusement. »

Une chute de l’Angermanna.

Ainsi fut dit, ainsi fut fait : quatre bras me jetèrent hors de l’embarcation, tout en me retenant avec force. Je me cramponnai convulsivement à l’arbre sauveur, et je parvins ainsi à arrêter le bac ; puis je rapprochai peu à peu mes mains des racines : quelques secondes après nous étions tous à terre, et nous tirions la voiture hors du bac. Même alors notre embarras n’était pas médiocre ; nous nous trouvions avec une voiture sans chevaux, dans un bois de petits sapins, très-marécageux, et à plus de quatre kilomètres du point de notre départ.

« Que faire ? dis-je à sir Arthur.

— Prendre un verre de sherry, » me répondit flegmatiquement l’Anglais.

Nous suivîmes en riant ce conseil, et, sortant de notre cantine une bonne bouteille de cette précieuse boisson, nous en bûmes chacun un grand verre pour célébrer notre délivrance.

Ensuite, nous nous attelâmes à la voiture, et, après des fatigués inouïes et quatre heures d’efforts surhumains, nous réussîmes à la rouler vers la maison dont nous avions dédaigné, le matin même, l’hospitalité. J’avais les membres disloqués : je m’étendis sur la terre, enveloppé de mon manteau, et je m’endormis bientôt profondément.


L’île de Fröson. — Ostersund. — Sundswall. — Le fleuve d’Angermanna-Umca. — M. Dickson. — Les forges de Robertsforpen.

Le lendemain, le temps était plus calme ; le batelier et sa femme nous firent remonter sans peine le courant. Les bords du Stornjön sont en général fertiles ; nous traversâmes l’île de Fröson, d’où l’on jouit d’une vue magnifique de l’Aveskecta, qui, à cette distance, est tout à fait majestueux. Un pont solide joint cette île à Ostersund, petite cité florissante qui doit sa prospérité aux défrichements successifs des environs ; c’est elle qui fournit à tous les habitants de trente lieues à la ronde leurs ustensiles de ménage, leur eau-de-vie, leur sucre et leur café. Plus la population agricole augmente, plus Ostersund s’enrichit. Pour se rendre à la ville la moins éloignée d’Ostersund, il faut faire soixante lieues : cette ville est Sundswal. Nous arrivâmes sans incidents remarquables à ce petit port situé sur le golfe de Bothnie, et d’où l’on exporte au loin les planches que le fleuve d’Indahl amène de l’intérieur du pays.

D’Hernösand, autre port à une demi-journée au nord de Sundswal, nous fîmes une excursion dans l’intérieur, en suivant jusqu’à Liden la rive gauche du beau fleuve d’Angermanna. On reste surpris à la vue des grands et romantiques paysages qui s’y succèdent sans interruption. Ce fleuve, large comme le Danube, m’a paru le surpasser par la variété de ses sites. Rien n’égale la hauteur des forêts et la fraîcheur des prairies qu’il ar-