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Page:Le Tour du monde - 06.djvu/199

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sés et des grilles au visage, ils font l’escrime à la baïonnette. À la parade ils ont un air suffisamment martial ; s’ils ne marchent pas avec la régularité géométrique des Prussiens, je ne doute pas que leurs régiments ne figurassent fort bien à côté de ceux du roi de Prusse et de l’empereur d’Autriche. Le jour où la véritable Allemagne voudra avoir une armée à elle, qui ne dépende ni de Vienne ni de Berlin, au lieu d’envoyer, comme le duc de Saxe-Gotha, ses bataillons s’exercer et servir en Prusse, elle fera bien de prendre l’armée bavaroise pour noyau de formation.

L’escrime à la baïonnette.

Une certaine partie de la population de Munich a des mœurs batailleuses qu’accusent des balafres toutes fraîches sur des joues roses et bouffies. Ce sont les étudiants. Mais, ne leur en déplaise, je les crois turbulents et querelleurs une fois seulement de temps en temps, à heure fixe et en vertu d’un règlement sociétaire. Ils aiment beaucoup les démonstrations en appareil belliqueux. Un jour, sur le soir, j’en vis un grand nombre rassemblés devant St-Michel, autour de quatre ou cinq calèches qui contenaient chacune un étudiant coiffé d’un chapeau à claque à cocarde énorme, avec une épée au flanc. D’autres, en casquettes blanches, rouges ou vertes, firent la haie ; d’autres encore se placèrent entre les calèches, en costume de combat : le toquet brodé d’argent, redingote noire, écharpe aux trois couleurs flottant sur la hanche, pantalon de peau blanche, immenses bottes à l’écuyère garnies d’éperons sonores, dans la main une longue épée, à coquille énorme, qui enveloppait le poignet, enfin un gant à grande garde qui montait jusque vers le coude.

Le cortége organisé, musique en tête et musique en queue, se met en marche. On allume les cigares et les torches. Les « chefs de guerre » marchent devant les calèches, et les calèches tiennent le milieu du pavé. De chaque côté, à la place où devraient se trouver les trottoirs, une file d’étudiants forme la haie, écartant les curieux par la fumée de leurs torches. Quand la musique de tête est essoufflée, la musique de queue reprend. Elles jouent une marche près de laquelle celle de la Gazza ladra est une fantaisie joyeuse. On sort de la ville par une rue tortueuse et étroite, dans laquelle les torches éclairent jusqu’au faîte de grandes maisons pointues dont toute croisée a des curieux.

Ces lumières fumeuses, cette musique lugubre, cette foule bizarre que je vois à travers l’arcade ogivale d’une des anciennes portes ont un aspect sinistre. Je ne sais où ils vont, ni pourquoi. La tristesse des chants, l’air solennel des assistants me donnent à penser que les étudiants isolés dans ces calèches funèbres, avec ce cortége d’enterrement, sont au moins voués à une chance de mort. Je rêve à un combat chevaleresque ; à trois Horaces casquettes blanches, contre trois Curiaces casquettes rouges ; un combat à l’épée, après un combat à la chope où le succès a été indécis.

Ce qui me fortifie dans cette idée, ce sont les moulinets furieux que les chefs de guerre exécutent dans le vide avec leurs immenses épées, dont j’entends les sifflements aigus.

Enfin on s’arrête, après une heure de marche, à la porte d’un cimetière. Les porteurs de chapeaux à claque, d’épées, de torches et de bottes à l’écuyère peuvent entrer. Mais on me ferme la porte au nez, sans doute pour que le profane vulgaire ne soit pas témoin du drame qui va s’accomplir.

Au bout de vingt minutes, le cortége reparaît. Il était sorti par une autre porte tout au bout d’une longue avenue, et la musique joue des marches vives et joyeuses. Tant mieux : cela veut dire que personne n’est tué.

Arrivé sur une grande place, en avant des murs, on s’arrête. Tous les porte-torches forment le cercle, les calèches au centre, les porte-épée en groupes. On entonne un chant latin où j’entends doctores rimer avec professores. C’est une espèce de litanies bien

rhythmée dont les cuivres reprennent le refrain, ce qui permet aux choristes d’aspirer une bouffée de cigare. Ce chœur est très-bien chanté par les cinq cents étudiants du cortége, auxquels se joignent beaucoup de voix de la foule. Les six ou sept couplets terminés, on entend un commandement ; les épées se croisent et ferraillent à grand bruit, avec des vivats et des hourras, puis toutes les torches sont lancées au milieu du cercle où elles forment un grand feu que les badauds regardent brûler, tandis que les étudiants tirent chacun de son côté.

Je voudrais bien comprendre ce que je viens de voir, et demander des explications à l’épée qui rentre en ville, comme moi, par les allées de Shönenstrasse, mais ses éperons sonnent si fort, sa colichemarde traîne si vaillamment, son poing gauche est si crânement arc-bouté sur sa hanche, tandis que sa main droite fend l’air, que j’ai peur d’être traité en Philistin.

Le lendemain je revis semblable cérémonie, et je sus que c’était un hommage rendu à un professeur qu’on avait enterré trois jours auparavant et que les étudiants des calèches étaient les pacifiques orateurs chargés de l’éloge funèbre.