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Page:Le Tour du monde - 06.djvu/270

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sis entre deux beautés, déjà sur le retour, qui s’empressèrent de me servir avec cette grâce attentionnée qui est l’apanage exclusif du sexe. Pendant que l’une encombrait mon assiette d’aliments variés, l’autre me versait largement à boire. Tout en mettant les morceaux doubles, car j’avais une faim canine, je tâchais de répondre aux questions diverses que des gens positifs m’adressaient à la fois. À mon costume poudreux et débraillé, à mes éperons chiliens sonnant la ferraille, ces messieurs avaient jugé que je descendais de cheval et désiraient savoir d’où je venais, où j’allais, si j’étais négociant en gros ou simple courtaud en boutique, et quels articles de commerce je traînais à ma suite. Quand j’eus répondu que je traversais l’Amérique, n’emportant avec moi qu’un album et quelques crayons, pour dessiner les choses remarquables que pourraient m’offrir les trois règnes, ces Philistins se regardèrent du coin de l’œil et se pincèrent les lèvres pour ne pas rire. Je vis bien que j’avais manqué mon effet, mais je m’en consolai en précipitant les bouchées.

Un festin à Lampa. — Préparation du cardinal.

L’aveu que je venais de faire, s’il m’avait aliéné les sympathies des hommes, avait piqué la curiosité des femmes, comme je le compris aux regards singuliers qu’elles jetaient sur moi. Cette douce moitié du genre humain aime le mystérieux et l’inintelligible ; elle est sous ce rapport un peu comme l’enfant. L’amphigouri lui plaît, le compliqué la charme, l’obscur et l’incompréhensible la ravissent. Il suffisait que les beautés qui m’entouraient ne s’expliquassent pas un homme traversant l’Amérique, sans autre bagage qu’un album sous son bras, pour qu’elles s’intéressassent à lui sur le-champ. Du moins je jugeai ainsi de la chose aux toasts que des femmes charmantes portèrent à l’adresse de ce qu’elles appelaient « mon voyage en déshabillé. » J’y répondis avec empressement en élevant mon verre à la hauteur de mon épaule, le promenant de droite à gauche, et, selon l’usage du pays, saluant, après lui avoir souhaité cent ans d’existence, la personne qui me prenait à partie… Sur un ordre du maître, les mozos de service emportèrent les restes du repas, retirèrent la nappe et posèrent sur la table un de ces verres côtelés, de la grandeur d’un seau, que la Germanie, où on les fabrique, expédie au Pérou. L’amphitryon y vida successivement six bouteilles de vin de Bordeaux, quatre de vin de Xérès, deux de rhum, édulcora et parfuma le tout avec du sucre et de la muscade, puis dans cet amalgame incendiaire appelé cardinal il laissa tomber une fraise[1], qui plongea, disparut et revint flotter à la surface du liquide. Alors chaque convive, attirant à lui le verre phénoménal et trempant ses lèvres dans le breuvage, essaya de gober la fraise, soit en la happant brusque-

  1. Fraga reniformis. C’est une des cinq variétés de fraises cultivées au Chili et au Pérou. Elle n’est pas l’originaire de ces con