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Page:Le Tour du monde - 06.djvu/375

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quel que soit leur âge, ce qui vous délivre de l’embarras où vous met dans l’Est l’obligation de distinguer la belle mère de la bru, afin de donner à chacune le titre qui lui revient : mistress à la seconde, madame à la première ; ou, ce qui est bien plus grave, de leur distribuer à l’anglaise les épithètes de jeune et de vieille ; ou de dire, comme en Écosse, mistress B. senior.

Quant au costume, celui des femmes commence à se singulariser ; le chapeau de campagne d’Angleterre, le gowk des habitantes de la Cornouaille ; le sun-bonned des États-Unis est d’un usage universel, avec cette différence que les Mormonnes y ajoutent par derrière un long voile épais qui sert de châle ou de capuche. Une espèce de jaquette, non pincée à la taille, et un jupon d’une étoffe peu coûteuse, indienne ou autre, composent le vêtement extérieur. Les femmes riches affectionnent la soie, principalement la noire. J’ai observé que les marchands étaient fort bien assortis d’objets de toilette. L’amour de la parure n’est pas un accident mental chez ce sexe délicat, nommé par quelques-uns ξωον φλοχόσμον ; c’est un trait caractéristique, un faible charmant que partagent la sauvagesse demi-nue, la civilisée à crinoline, la quakeresse, la biche, la petite-maîtresse et la grande dame, la pécheresse et la sainte ; un point où elles se rencontrent toutes, au moins une fois dans leur vie, et où elles sont à peu près égales. On trouve à la ville du Grand-Lac-Salé trois magasins de modes, treize de nouveautés, deux autres d’objets de fantaisie, rubans, dentelles, pompons, ornements féminins. Quelques-unes de ces boutiques reçoivent du grain en payement de leurs marchandises.

Je fus surtout frappé du contraste que les nouveaux émigrés formaient avec les anciens colons, spécialement avec ceux qui étaient nés dans le voisinage des Prairies. Tandis que les arrivants présentaient ces formes lourdes et parfois grossières qui caractérisent l’indigène du sol anglais, où la beauté se rencontre rarement dans les ateliers et les cottages, alors même qu’on n’y endure aucune privation matérielle, les autres, et surtout les femmes, avaient pour la plupart cette délicatesse de formes, cette finesse de teint que l’on observe chez les Américaines des États-Unis. Peut-être les physiologistes ne voudront-ils pas croire à un effet si prompt et si visible de la température ; mais il est clairement prouvé, dans l’Inde, qu’il suffit de quelques années pour détruire la fraîcheur et détériorer la forme, surtout chez la moitié la plus faible de l’humanité. Pourquoi, dès lors, un climat tout différent, un air d’une pureté indicible, un terrain sec, à une hauteur de quatre mille pieds au-dessus du niveau de la mer, n’obtiendraient-ils pas des résultats opposés dans le même laps de temps ?

Quoi qu’il en soit de ma théorie, qu’on l’adopte ou qu’on la repousse, le fait n’en existe pas moins. Je signalai à mon Elder la transformation qui s’était opérée chez ces tempéraments lymphatiques ou sanguins, changés en nervoso-bilieux ou simplement nerveux, métamorphose qui avait eu pour effet l’amincissement de la taille, l’affinage du poignet et de la cheville, le calme du visage, la limpidité du regard, l’élévation du type, l’ensemble des castes supérieures. Je lui faisais remarquer, chez les natives de ces parages, la régularité, la noblesse des traits, le développement du front, l’air pensif, la longueur et le soyeux de la chevelure, la délicatesse de la peau, sa transparence, et le charme suprême de l’Américaine, lorsqu’elle veut bien sourire. M. Stenhouse parut étonné de la manière dont j’expliquais ce fait évident. Les autres, me dit-il, en parlant des Gentils, attribuent cette élégance de formes et cet air pensif, qui pour eux est de la tristesse et de la gracilité, à l’irritation constante qu’inspire à nos femmes le régime de la polygamie.

Je demandai à M. Stenhouse comment, en général, se comportaient les émigrants à leur arrivée dans la colonie. « Il est probable, disais-je, que la longueur du voyage, le sentiment de faiblesse qu’on éprouve dans un milieu qui vous est étranger, les humanise et diminue leur présomption, leur arrogance britanniques. — Leur conduite est bonne, me répondit-il ; mais chacun d’eux croit monter au pinacle du premier coup : c’est le moyen de s’en éloigner ; se mettre en avant, ici, est perdre un temps précieux. L’individu qui arrive n’inspire aucune confiance. Il faut d’abord qu’il fasse ses preuves ; qu’il aille en mission, qu’il revienne, qu’il se marie ; on lui permet ensuite de s’élever, s’il a montré qu’il pouvait être utile. »

Beaucoup d’Anglais traversent les Plaines sans se douter qu’ils sont aux États-Unis, et considèrent M. Brigham Young du même œil que les catholiques de la génération précédente envisageaient le pape. On a vu les Danois, les Suédois, les gens du pays de Galles, se débarrasser pendant le voyage de leurs couvertures et de leurs habits d’hiver, dans la conviction où ils étaient qu’un printemps perpétuel régnait dans la vallée sainte. La maladresse avec laquelle les émigrants inexpérimentés se dirigent est devenue le canevas d’une foule d’histoires plus ou moins plaisantes ; il en est une qui se raconte depuis longtemps, des rives du Mississipi aux bords du Pacifique, et toujours avec le même succès. Un chariot est aperçu d’un cavalier qui s’en approche ; celui-ci trouve à côté un malheureux petit garçon, pâle et défait, qui a dans les bras un bébé tout en larmes.

« Qu’est-il arrivé ? demande-t-il au gamin.

— Il arrive que je suis joliment dans l’embarras, dit le marmouset ; p’pa est soûl, m’man est en convulsions ; frère Jim fait sa partie de poker ; ma sœur est là-bas avec un étranger qui la courtise, bébé a la colique, les bœufs n’en peuvent plus, le chariot est cassé ; il y a vingt milles à faire avant qu’on trouve de l’eau. Je m’en moque pas mal, de voir la Californie ! »


VI


La danse et les Saints. — Le prophète au bal.

La saison des plaisirs n’était pas encore ouverte à mon départ, d’où il résulte que je n’ai pas vu les Mormonnes en toilette de bal ; toutefois, d’après les rensei-