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Page:Le Tour du monde - 06.djvu/396

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Chemin faisant, nous rencontrâmes quelques indigènes qui ramassaient, dans de grands paniers coniques, des sauterelles et des graines d’herbe ; nous cherchâmes vainement quelque Ruth parmi ces glaneurs déguenillés.

Près de Big Cottonwood, où s’est fondé un établissement à sept milles de la ville, une Anglaise traverse les champs pour nous faire part de l’effroi que lui ont causé quatre Indiens blancs qui cherchaient un lieu où ils pussent remiser un cheval volé.

L’eau des cañons est d’une fraîcheur, d’une transparence et d’une pureté excessives. À mesure qu’on s’éloigne de la ville, la stérilité augmente : on ne voit plus de terrains cultivés qu’à la marge des ruisseaux : ailleurs, l’aspect du sol est misérable.

Nous avons en face de nous la falaise dentelée qui borne la vallée au midi. À vingt milles de la ville Sainte, nous trouvons un ranch, construit sur une hauteur, près de l’écluse du Jourdain ; il a coûté dix-sept mille dollars à bâtir et fut d’abord une brasserie. La spéculation manqua, en dépit de l’abondance de l’orge et du houblon, et ce n’est plus maintenant qu’une espèce d’auberge ou s’arrête le courrier. Entre la station le Jourdain sont de petits étangs circulaires bordés de roseaux, des yeux, comme les appellent les gens du pays. Quelques-uns de ces étangs sont formés d’eau chaude, les autres sont froids ; ils passent tous pour être sans fond, c’est-à-dire pour avoir de vingt à trente brasses de profondeur. On parle d’un dragon qui s’y est englouti avec son cheval et n’a jamais reparu, bien qu’il eût glissé à un endroit où l’on supposait qu’il y avait peu d’eau.

Limestone Cliff. — Dessin de Ferogio d’après Stansbury.

Nous passons une heure à la Brasserie, mais sans pouvoir y obtenir le moindre aliment. Il nous reste à faire vingt-deux milles pour arriver à Camp-Floyd ce qui porterait à quarante-deux ou quarante-trois milles la distance qui sépare le chef-lieu des Saints du quartier général des pécheurs, puisque la Brasserie est, dit-on, à moitié de la route. C’est donc un jour de jeûne qu’il nous faudra subir.

Vers midi, les mules sont attelées, et nous nous disposons à gravir les Traverse-Mountains, projection des Wasatch, qui sépare la vallée du grand lac Salé du bassin de l’Utah ou lac d’eau douce, et que déchirent les eaux du Jourdain. Celui-ci, nommé Piya-Ogwap ou la Grande-Eau, par les Chochones, roule en cet endroit ses flots écumeux, tout au plus assez forts pour porter une pirogue, sur le sol rocheux d’un cañon peu étendu, mais d’une grande profondeur, qui serpente à travers la montagne. Au sortir de cette gorge, dont l’inclinaison est de trente mètres en deux milles, le Jourdain suit un cours tortueux, ses bords s’aplanissent, et le torrent devient une rivière paisible.

De la Dug-way, route qui s’accroche à l’épaule de la montagne, on jouit, en se retournant, d’un beau panorama de la vallée Heureuse, que l’on découvre à travers une atmosphère aussi transparente que celle du littoral anglais avant la pluie. Gravissant toujours, nous nous trouvons face à face avec une ambulance remplie d’uniformes, et qui, attelée de quatre belles mules et suivie d’une escorte de militaires servants, se rendait à la ville Sainte. Les deux voitures s’abordent, mon conducteur est promptement reconnu, et me présente aux capitaines Heth, Clarck, Gibsone et au lieutenant Robinson. Ces messieurs débutent par un acte de charité, en nous pourvoyant de sandwichs. Nous étions à demi morts de faim. Après le liquoring d’usage, ils nous désignent, au milieu des profondeurs qui sont à nos pieds, Ash-Hollon (le creux du Frêne), dont les Mormons avaient résolu de faire de nouvelles thermopyles. Les poignées de main s’échangent, et nous nous séparons en nous promettant de nous revoir. J’ai passé depuis avec eux de bonnes soirées dans la cité mormone, et à Camp-Floyd je suis devenu l’hôte du capitaine Heth.

Arrivés à la descente escarpée de la montagne, nous découvrons le bassin de l’Utah, qui est à la vallée voisine ce que le Carmel est au Liban. Après les terres arides que nous venons de traverser, rien n’est plus charmant que ce paysage composé d’un lac, d’une plaine et d’une rivière qui déploie au soleil sa beauté calme et douce. Au levant, au sud et au couchant se dressent de hautes murailles toutes hérissées, des montagnes rocailleuses et des pics ; au nord, une large pente couverte d’herbe s’élève jusqu’au point de partage des eaux des deux vallées. Vue de loin, la plaine qui entoure le lac paraît si étroite, que les montagnes semblent tremper dans cette eau placide ; et à l’extrémité de la pointe méridionale, le pic isolé du Nébo surgit, pareil à ces pins qui, dans le Coran, fixent les plaines à la terre. Quand on approche, on découvre une large ceinture verdoyante, un sol d’alluvion, en partie labourable, en partie marécageux ; le froment et les racines prospèrent dans les terrains bas, la fétuque sur les pentes. Plus large qu’ailleurs au sud et à l’ouest du lac, cette plaine