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Page:Le Tour du monde - 08.djvu/257

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La roche du Lion, devant le port de Chantaboun. — Dessin de Sabatier d’après M. Mouhot.


VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS

ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L’INDO-CHINE,


PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANÇAIS[1].
1858-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


IX

Départ pour le Cambodge. — Voyage en barque de pêcheurs. — Chantaboun. — Produits. — Commerce. — Physionomie du pays. — Archipels du golfe de Siam. — Manière dont les crocodiles attrapent les singes.

Mon intention était de visiter le Cambodge, mais je ne pouvais m’y rendre avec ma légère barque de rivière ; or, comme on ne voit guère circuler entre Bangkok et Chantaboun que de petites jonques chinoises ou des barques de pêcheurs chargées de poisson pour la capitale, je dus m’embarquer sur une de ces dernières, le 23 décembre, avec un nouveau domestique appelé Niou et d’origine annamite. Élevé au collége des Pères, à Bangkok, il connaissait assez bien le français pour m’être très-utile surtout comme interprète. Notre embarcation était trop petite pour son contenu ; car, outre moi et Niou, elle portait deux hommes et deux enfants de treize et quatorze ans. L’aspect de toutes les petites îles du golfe est d’un effet enchanteur et pittoresque. Notre traversée fut plus longue que nous n’avions pensé. Trois jours suffisent en temps ordinaire ; il nous en fallut huit, tellement le vent était violent et contraire. Nous eûmes aussi un accident qui fut fatal à l’un de nous et qui aurait pu l’être à tous. C’était dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier. Notre barque filait rapidement sous une brise violente et fraîche. J’étais assis sous le petit toit de feuilles et de bambous entrelacés qui me protégeait contre la pluie et la fraîcheur des nuits, disant adieu à l’année qui venait de s’écouler et souhaitant la bienvenue à la nouvelle ; priant pour qu’elle me fût favorable, et surtout qu’elle répandît à pleines mains la coupe de bonheur sur tous ceux qui me sont chers. La nuit était obscure. Nous n’étions qu’à deux milles de la côte, dont les montagnes nous apparaissaient comme un sombre bandeau. La mer seule brillait de cette lueur phosphorescente si bien connue de ceux qui ont navigué longtemps. Depuis plusieurs heures, deux requins n’avaient cessé de nous suivre en traçant à l’arrière comme un sillon de feu tortueux. Tout était silencieux sur notre bateau ; l’on n’entendait que le vent sifflant dans nos voiles et le bruit des vagues. Je sentais en moi-même, à cette heure de la nuit, seul et loin de tous ceux que j’aimais, une tristesse que je cherchais inutilement à soulever, et une inquiétude dont je ne pouvais me rendre compte. Tout à coup nous éprouvons un choc violent, suivi presque aussitôt d’un second, et notre barque reste dans l’immobilité la plus complète. Tout le monde à bord pousse un cri de détresse, les matelots sautent à l’avant avec Niou ; en un instant la voile est pliée, les torches allumées ; mais, ô malheur ! un de nous manque à l’appel… Un des jeunes garçons qui était assoupi sur le bord du bateau avait été, par le choc, précipité à la mer. Inutilement nous cherchâmes le corps de ce malheureux ; il était indubitablement devenu la proie d’un des requins. Fort heureusement pour nous, la barque n’avait touché que de côté contre la pointe d’un rocher et s’était ensuite échouée sur le sable, de sorte qu’après l’avoir dégagée nous pûmes aller jeter l’ancre près de la côte.

Le 3 janvier 1859, ayant traversé le petit golfe de Chantaboun par une mer excessivement houleuse, nous vîmes apparaître la fameuse roche du Lion qui forme comme la pointe d’un cap à l’entrée du port. De loin, on dirait un lion couché, et l’on a peine à croire que

  1. Suite. — Voy. pages 219, 225 et 241.