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Page:Le Tour du monde - 14.djvu/355

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tures, qui nous ont paru dater de la fin du seizième siècle et qui n’ont aucun mérite, représentent la suite des rois d’Espagne, ornés des costumes les plus grotesques.

Si les salles de l’Alhambra ont leurs légendes empruntées au massacre des Abencerrages, celles de l’Alcazar ont aussi les leurs, et c’est Pierre le Cruel qui en fait en grande partie lesfrais : le guide qui nous accompagnait ne manqua pas de nous faire remarquer sur une des dalles de marbre du Salon des Ambassadeurs, non loin de la porte qui communique avec le patio de las Doncellas, quelques taches rougeâtres qui, avec de la bonne volonté, peuvent passer pour des taches de sang. C’est la place même ou, suivant la légende, le 29 mai 1358, le roi Pierre le Cruel fit assassiner par ses gardes le malheureux infant don Fadrique, son frère ; il l’accusait de conspirer contre lui, et il fit partager le même sort à ceux qu’il soupçonnait d’être ses partisans. Fatale destinée de ce roi fratricide qui avait fait périr trois de ses frères, sa femme, sa tante et plusieurs autres de ses parents ! quelques années plus tard, à la suite de l’entrevue de Montiel, il mourait lui-même à l’âge de trente-quatre ans, poignardé par son frère, Henri de Transtamare, qui lui faisait ensuite trancher la tête et envoyait à Séville ce trophée sanglant.

De l’autre côté du patio de las Doncellas se trouve l’entrée du Patio de las Muñecas, c’est-à-dire la Cour des Poupées ; malgré ce nom grotesque, tiré de quelques figures qui le décorent, ce patio, entièrement couvert de marbres et d’arabesques de stuc, est une petite merveille d’ornementation.

On retrouve à chaque pas, dans l’Alcazar moresque, les souvenirs de ce terrible roi de Castille auquel la postérité a conservé le surnom de cruel, bien que certains écrivains plus indulgents lui aient donné celui de justicier. C’est dans l’Alcazar qu’il reçut un roi de Grenade, Abou-Saïd, surnommé el rey Bermejo, le Roi Rouge ; après lui avoir octroyé un sauf-conduit, il donna en son honneur les fêtes les plus brillantes. Suivant l’usage oriental, le roi More était accompagné d’une suite nombreuse, et avait déployé un luxe extraordinaire d’étoffes magnifiques d’or et de soie, de perles et de pierres précieuses ; un manuscrit contemporain, qui rend compte de l’événement, mentionne notamment trois énormes rubis d’une beauté extraordinaire, aussi gros qu’un œuf de pigeon, un huevo de paloma[1]. Le roi de Castille ne put résister à la vue de tant de trésors, et pour s’en emparer il tua traîtreusement de sa main, dans une des salles de l’Alcazar, le malheureux Abou-Saïd, qui se croyait sans doute protégé par les lois de l’hospitalité.

Après avoir parcouru les différentes salles de l’Alcazar, nous allâmes visiter d’anciens bains voûtés qu’on appelle los Baños de Padilla ; c’étaient des bains moresques que Pierre le Cruel avait fait réparer pour la célèbre Maria de Padilla, demoiselle de famille noble, d’une grande beauté et d’un esprit cultivé ; le P. Mariana, dans son histoire d’Espagne, fait d’elle un portrait des plus séduisants, ce qui explique en partie l’ascendant extraordinaire qu’elle avait su prendre sur le roi de Castille ; la voix publique accusait Maria de Padilla de l’avoir ensorcelé, et la légende populaire la représentait même comme la reine des sorcières. Ce qui est certain, c’est que dès le lendemain de son mariage avec Blanche de Bourbon, Pierre le Cruel abandonna sa femme pour aller retrouver Maria de Padilla, qui l’attendait au château de Montalvan.

La plupart des historiens espagnols pensent que le roi de Castille avait épousé secrètement Maria de Padilla ; quoi qu’il en soit, elle occupait dans l’Alcazar de Séville le rang d’une souveraine. La tradition rapporte que le roi permettait à ses favoris d’accompagner sa maîtresse au baño, et que ceux-ci, croyant plaire à leur maître, poussaient la flatterie jusqu’à boire l’eau du bain encore tiède. Un jour, le roi ayant remarqué que l’un d’eux s’était abstenu de porter l’eau à ses lèvres, lui demanda ce qui l’empêchait de suivre l’exemple des autres courtisans :

Señor, répondit-il, despues de haver catado la salsa, yo quisiera tambien catar la perdiz.

On ne dit pas si Pierre le Cruel eut la fantaisie de lui faire trancher la tête pour une si belle réponse.

Quand Maria de Padilla mourut, le roi de Castille lui fit faire à Séville des obsèques dignes d’une reine. On voit encore dans la Capilla real, la chapelle principale de la cathédrale, son tombeau à côté de celui de saint Ferdinand.

Nous parcourûmes, au premier étage de l’Alcazar, quelques pièces qui servent d’habitation aux princes de la famille royale, lorsqu’ils séjournent à Séville : dans une de ces pièces, qui passe pour avoir été occupée autrefois par Pierre le Cruel, on nous fit remarquer quatre têtes de mort peintes sur la muraille. Suivant la tradition, Pierre le Cruel aurait, comme exemple, fait accrocher à ce mur les têtes de quatre juges prévaricateurs, et les peintures auraient été faites plus tard pour perpétuer le souvenir de la justice du roi.

Cet étage, du reste, n’aurait rien de remarquable sans une très-jolie chapelle qu’on appelle la capilla de Azulejos, parce qu’elle est en partie revêtue de carreaux de faïence peinte. Le fond de cet oratoire est occupé par un autel large d’un peu plus de trois mètres dont le devant et le retable sont entièrement revêtus d’azulejos. Sur le devant de l’autel, un tableau du plus beau style de la renaissance italienne représente divers ornements dans le goût du temps, parmi lesquels on remarque des grenades, emblème de la récente conquête du royaume moresque ; ces gracieux ornements, qu’on pourrait croire composés par Nicoletto de Modène, un des plus habiles ornemanistes de la grande époque italienne, servent de cadre à un grand sujet représentant l’Annonciation. Les

  1. Un de ces rubis fut donné par Pierre le Cruel au prince Noir à la suite de la bataille de Navarrete ; après avoir passé dans différentes mains, il appartint à la reine Élisabeth, et il orne aujourd’hui la couronne royale d’Angleterre conservée à la tour de Londres.