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Page:Le Tour du monde - 14.djvu/370

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bourg, qui s’appelait autrefois, dit-on, Trajana, doit son nom à un empereur romain. On sait que Trajan naquit à Italica, non loin de Séville ; de Trajana, les Arabes auraient fait Tarayana, qui depuis est devenu Triana.

Le faubourg de Triana, qui est à peu près à Séville ce qu’est à Rome le Trastevere, a été célébré par l’auteur de Don Quichotte dans sa nouvelle de Rinconete y Cortadillo ; il est habité aujourd’hui par une population à part : contrebandiers, rateros, barateros, majos ; il y a à Séville, dit la chanson, un Triana d’où sortent en foule les braves au cœur ardent :

Hay en Sevilla un Triana
Donde nacen á montones
Los bizarros valentones
Con ardiente corazon.

Mais les Gitanos y sont en très-grande majorité, comme au Sacro Monte de Grenade.

L’aspect général du barrio de Triana est misérable, même dans la rue principale, qu’on appelle la Calle de Castilla ; les monuments y sont rares : le seul qui mérite d’être cité est la petite église de Santa Ana, bâtie au temps d’Alonzo el Sabio, et qui possède de meilleurs tableaux que les autres églises de Séville, la cathédrale exceptée. Santa Ana renferme en outre un curieux tombeau en faïence peinte, que nous recommandons aux amateurs de céramique ; il est daté de l’année 1503, et porte la signature de Niculoso Francisco, cet artiste pisan dont nous avons signalé les travaux dans la chapelle des rois catholiques à l’Alcazar, et sur la façade du couvent de Santa Paula.

Dès l’époque romaine, les poteries de Triana étaient renommées : les deux patronnes de Séville, santa Justina et santa Rufina, vierges et martyres, qui moururent vers la fin du troisième siècle, étaient, suivant la tradition, filles d’un potier de Triana ; elles sont très-révérées à Séville, et le peuple les regarde comme les protectrices de la Giralda. D’après la légende populaire, elles firent cesser subitement un orage qui, en 1504, menaçait de renverser la fameuse tour arabe ; plusieurs anciennes peintures, parmi lesquelles nous citerons un tableau de Murillo et un des vitraux de la cathédrale, les représentent portant la Giralda dans leurs mains.

Les faïences de Triana ne sont aujourd’hui que l’ombre de ce qu’elles étaient autrefois ; du temps des Arabes, on y fabriquait ces beaux azulejos dont on voit encore des spécimens incrustés dans les murs de quelques églises de Séville. Au seizième siècle, ce faubourg contenait près de cinquante fabriques où se faisaient de très-belles faïences, notamment celles à reflets métalliques dont nous avons signalé de si beaux échantillons dans la Casa de Pilatos et sur la façade de l’église de Santa Paula[1].

Les Gitanos de Triana forment une population à part, et ressemblent en général à ceux des autres parties de l’Espagne, surtout à ceux de Grenade, de Malaga et des principales villes de l’Andalousie ; mais dans aucun endroit, on ne les trouve réunis en aussi grand nombre : la plupart d’entre eux sont fort misérables, et n’exercent que des métiers assez bas : les uns font le trafic ou le courtage des chevaux, d’autres sont tondeurs de mules ; quelques-uns sont toreros. Contrairement à ce qu’on voit à Grenade et à Murcie, il est rare que ceux de Séville soient maréchaux ferrants.

Quant aux femmes, elles sont cigarreras, danseuses, diseuses de bonne aventure, et vendent, dans les foires et au coin des rues, des morcillas de sangre (boudins), des beignets frits dans l’huile et des châtaignes ; un certain nombre d’entre elles achètent des marchandises de peu de valeur, telles que des objets de mercerie ou des étoffes communes, et elles vont les colporter dans les maisons particulières, où on leur donne en échange des chiffons. Pour arriver à faire les échanges, qu’on appelle à Séville cachirulos, elles savent se faufiler avec adresse ; mais il arrive parfois qu’on les éconduit assez brutalement. Quelques-unes encore, auxquelles on donne le nom de diteras, vendent des marchandises qui leur sont payées tant par semaine ou par mois.

Pauvres Gitanos ! Ici, comme dans le reste de l’Espagne, ils forment une caste à part, et sont considérés comme le rebut de la population ; les Gachés, — comme ils appellent dans leur langage tous les Espagnols qui n’appartiennent pas à leur race, — ne manquent aucune occasion de les humilier ou de les tourner en ridicule. Nous avons donné, en parlant des sainetes, un échantillon de la manière dont ils sont traités au théâtre. Dans les chansons populaires qui se vendent au coin des rues, on ne les épargne guère davantage : nous ne citerons que le Pasillo divertido entre Mazapan y Chicharron ; c’est-à-dire le dialogue amusant entre Mazapan (massepain) et Chicharron (grosse cigale), à l’occasion d’un enterrement de Gitanos, — un duelo de Gitanos.

Il faut dire qu’ils ont, lorsqu’un des leurs vient à mourir, des coutumes assez singulières : le corps du défunt est exposé à terre sur une paillasse, entre deux chandelles allumées ; les femmes se prosternent la face contre terre, en tirant dans tous les sens leurs épais cheveux noirs. Quant aux hommes, il leur arrive assez souvent de noyer leur chagrin dans quelques verres de vin et de boire trop de copitas de aguardiente à la mémoire du défunt ; car les Gachés, à tort ou à raison, leur ont fait la réputation d’avoir beaucoup plus de goût pour le vin que pour l’eau.

« Un Gitano mourut, dit un quatrain populaire, et il ordonna par testament qu’on l’enterrât dans une vigne, afin de pouvoir sucer les sarments. »

Un Gitano se murió,
Y dejó en el testamento

  1. Voir sur les faïences à reflets métalliques et sur celles de Séville notre article dans la Gazette des Beaux-Arts, tome XVIII, page 217, et notre Histoire des faïences hispano-moresques, Paris, Didron.