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Page:Le Tour du monde - 14.djvu/374

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Malgré la mauvaise opinion qu’il avait de lui-même, il fut question, au siècle dernier, à ce qu’assure Arana de Valflora, de canoniser Don Miguel de Mañara.

L’hospice de la Caridad avait été fondé pour servir d’asile aux pauvres qui erraient la nuit sans asile, ainsi que pour assister les condamnés à mort et leur donner la sépulture ; il est confié aujourd’hui à des religieuses de l’ordre de Saint-Vincent de Paul, et c’est une de ses vénérables sœurs qui nous introduisit dans la chapelle où sont conservés les chefs-d’œuvre de Murillo : Moïse faisant jaillir l’eau du rocher, et la Multiplication des pains, deux immenses toiles, les plus importantes, peut-être, de ce maître : la première est appelée par les Espagnols, la sed, la soif, nom qui dépeint on ne peut mieux l’aspect général du tableau, où Moïse attire beaucoup moins l’attention que les buveurs altérés qui occupent la plus grande partie de la composition.

La Multiplication des pains, appelée aussi Pan y peces, — les pains et les poissons, est également un très-bel ouvrage, mais cependant inférieur au Moïse. La même chapelle renferme d’autres toiles moins importantes de Murillo et une très-curieuse et très-effrayante peinture de Juan Valdès Leal, représentant un cercueil entr’ouvert dans lequel on voit un prélat, vêtu des habits les plus magnifiques, et dont le corps est à demi rongé par les vers. Murillo disait, si on en croit la tradition, qu’il ne pouvait regarder ce tableau sans se boucher le nez.


La Fábrica de tabacos : le Polvo sevillano. — Les Cigarreras ; les Pureras. — Le Capataz ; les Maestras et les Capatazas. — Les cigarros de papel ; les puros. — Les repas des cigarreras : les empapeladoras. — La sortie des ouvrières ; ce qu’elles sont dans la vie privée ; la Relacion de las cigarreras. — Majas et Majos ; ce qu’est en réalité la maja andalouse ; la gente de Cuerno. — Le dialecte andalous. — Le Ceceo.

En sortant de la Caridad, nous nous dirigeâmes vers la Fábrica de tabacos, ou manufacture royale de tabacs, qui n’en est séparée que par la promenade de Cristina. C’est un immense édifice de cent soixante-dix mètres de large sur près de deux cents mètres de long, bâti en 1757 par un architecte étranger nommé Wandembor, dans le style rocaille ; à voir les fossés larges et profonds qui l’entourent sur trois de ses faces, on le prendrait plutôt pour une forteresse ou une caserne que pour une fabrique. Au sommet de la façade s’élève une statue de la fama embouchant sa trompette : c’est peut-être une allusion à la renommée du tabac d’Espagne.

Dès l’année 1620, on commença à travailler le tabac à Séville sous la direction d’un Arménien nommé Jean-Baptiste Carrafa. Le tabac d’Espagne était autrefois renommé dans le monde entier, surtout le tabac à priser, qu’on appelait dans le pays polvo sevillano, ou poudre sévillane. Au siècle dernier, les Espagnols ne fumaient que très-rarement, comme nous l’assure Saint-Simon dans ses Mémoires, et un fumeur était alors considéré comme une véritable curiosité.

Nous pûmes obtenir sans difficulté la permission de visiter la manufacture de tabacs dans tous ses détails : un capataz ou contre-maître nous conduisit dans les nombreuses salles du rez-de-chaussée où se fabriquent les différentes espèces de tabaco de polvo, ou tabac en poudre, parmi lesquelles la plus commune est appelée el rapé, ainsi que le tabaco picado, destiné principalement à être fumé en cigarettes : ce tabac est haché menu, au lieu d’être coupé en longs filaments comme le caporal des manufactures françaises. Le capataz nous assura que l’édifice contenait vingt-quatre patios ou cours intérieures, au moins autant de fontaines et de puits, et plus de deux cents moulins mus par des chevaux. Quand nous pénétrâmes dans les salles où le tabac est broyé et trituré, nous fûmes saisis par une odeur âcre et pénétrante à laquelle les ouvriers sont parfaitement habitués, mais que nous n’aurions pu supporter longtemps ; le capataz eut pitié de nos narines, et nous accompagna jusqu’au premier étage, où il nous remit entre les mains d’une maestra ou surveillante, qui nous introduisit dans les salles ou travaillent les cigarreras.

Un immense murmure, semblable au bourdonnement de plusieurs essaims d’abeilles, frappa nos oreilles dès que nous entrâmes dans une longue galerie où d’innombrables ouvrières, jeunes pour la plupart, étaient occupées à rouler des cigares avec une activité merveilleuse, ce qui ne les empêchait pas de bavarder avec une activité au moins égale. Les langues s’arrêtaient bien un instant aux endroits où nous passions avec la maestra, mais les chuchotements reprenaient bientôt avec un redoublement d’intensité : la maestra, qui vit notre étonnement, nous assura qu’il lui était impossible d’obtenir le silence de ses ouvrières, et que, s’il leur fallait se taire, elles aimeraient mieux quitter l’atelier. Aux chuchotements dont nous venons de parler se mêlait un bruit particulier, produit par des centaines de ciseaux ou tijeras mis en mouvement à la fois ; car les tijeras, qui servent à couper la pointe des cigares, sont un instrument indispensable aux cigarreras ; leur gagne-pain, comme dit

une chanson populaire :’

Dijo Dios : Hombre, el pan que comerás,
Con el sudor del rostro ganarás ;
Cigarrera, añadió, tu vivirás
Con la tijera haciendo : tris, tris, tras.

« Dieu dit à l’homme : Le pain que tu mangeras, tu le gagneras à la sueur de ton visage ; cigarrera, ajouta-t-il, tu vivras de la tijera en faisant tris, tris, tras. »

Nous nous arrêtâmes devant quelques cigarreras qu’on nous signala comme les meilleures ouvrières, et qui arrivaient à faire dans leur journée jusqu’à dix paquets ou atados, contenant chacun cinquante cigares, ce qui donne un total de cinq cents cigares ; mais ce chiffre est exceptionnel, et la plupart des ouvrières arrivent à peine à en faire trois cents. Comme elles sont payées à raison de cinq réaux (un franc vingt-cinq centimes) le cent, on voit que les ouvrières les plus actives peuvent gagner d’assez bonnes journées ; mais en moyenne elles gagnent à peine huit réaux, un peu plus de deux francs par jour.