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Page:Le Tour du monde - 14.djvu/410

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il continua ainsi, en la regardant d’un air à la fois tendre et comique :

Si argo quières, prenda mia,
No tienes mas que jablá
Que las mozas en amores
Siempre aciertan la jugáa
    Juy salero !
Vivan las mozas é mi tierra !

« Si tu désires quelque chose, mon trésor, tu n’as qu’à parler, car en amour les jeunes filles gagnent toujours la partie. Eh charmante ! Vivent les filles de mon pays ! »

La tonada du vieux Gitano fut interrompue par l’arrivée de quelques majas en retard, car quelques-unes de ces lionnes de l’Andalousie se piquent de n’arriver qu’après le commencement du bal, comme chez nous les grandes élégantes n’arrivent aux Italiens qu’après le lever du rideau. Quelques Gitanas qu’on citait parmi les plus habiles danseuses du faubourg de Triana, les suivirent de près ; une d’elles était la fille du vieux bohémien qui venait de chanter, et on assurait qu’elle n’avait pas de rivale pour la danse du zarandeo. Après nous être mis dans les bonnes grâces du père au moyen de deux ou trois verres de manzanilla, nous n’eûmes pas de peine et obtenir de lui qu’il décidât sa fille à danser son pas favori.

Nous avions déjà vu une Gitana de Grenade danser le zarandeo ; comme nous l’avons dit, cette danse s’appelle ainsi parce que le mouvement des hanches de la danseuse ressemble au va et vient d’un crible qu’on agite ; le zarandeo, dans quelques parties de l’Andalousie, est également connu sous le nom de meneo, mot qui sert plus ordinairement à désigner ce mouvement particulier aux Andalouses, et qui donne à leur démarche tant de désinvolture.

Un ancien auteur a dit que les danses espagnoles étaient une convulsion régulière et harmonieuse de tout le corps : cette définition peut s’appliquer plus particulièrement au zarandeo où tous ces mouvements jouent un rôle plus important que les pas eux-mêmes. Quand les Andalous veulent faire l’éloge d’une danseuse qui brille par le meneo, ils se servent d’une expression très-pittoresque : Tiene mucha miel en las caderas, disent-ils : « Elle a beaucoup de miel dans les hanches. »

Le zorongo, autre pas particulier aux bohémiens, et qui a une certaine analogie avec le fameux Jaleo de Jerez, fut ensuite dansé par une autre Gitana qui avait remplacé les castagnettes par un pandero.

Cependant, les chants et les danses cessèrent un instant, et les spectateurs, aussi bien que ceux qui avaient joué un rôle actif dans la soirée, profitèrent de l’intermède pour se restaurer et pour prendre quelques rafraîchissements. Ce souper n’avait du reste rien de commun avec ceux qu’on sert ordinairement dans nos bals : quelques tranches de merluza frites dans l’huile, et des boquerones, petites sardines très-communes en Andalousie composaient, avec du pain blanc comme la neige et serré comme du biscuit, la partie solide du festin. Les liquides étaient plus variés : le manzanilla, le jerez, le rota et autres vins d’Andalousie circulaient dans les verres longs et étroits qu’on appelle cañas.

On connaît la sobriété des Espagnols : le souper ne dura pas longtemps ; et puis quelques chanteurs nouveaux désiraient se faire entendre. Coliron, notre introducteur, nous avait promis qu’un jeune torero, récemment débarqué de Jerez, chanterait Las ligas de mi morena, « Les jarretières de ma brune », une des chansons andalouses les plus gaies et les plus caractéristiques.

« Toma la gaítarra ! lui dit Coliron en lui présentant un instrument, et laisse là cette merluza qui va t’étouffer ! »

Le torero prit sa guitare, et le pied gauche appuyé sur sa chaise, il commença à chanter avec cet accent particulier qui distingue les enfants de Jerez de la frontera :

    No te puéo yo écir
    Colasa, lo que me gusta
    Sobre una pierna robusta
    Una liga coloráa.
    Levanta los faralaes
    Y luce la pantoriya
    Que vale mas, Colasiya,
    Que toitica una torá.
Vaya un angel retrechero, Juy !
Me tienen como alma en pena,
      Salero !
Las ligas de mi morena.

« Je ne puis te dire, Colasa, combien me plaît une jarretière rouge entourant une jambe robuste : relève un peu tous ces volants, car ton mollet, Colasiya, vaut mieux que toute une fête de taureaux. Vive un ange enchanteur comme toi, Salero ! Elles me rendent comme une âme en peine, les jarretières de ma brunette ! »

D’autres Cantaores prirent la place du torero, et ne furent pas moins applaudis que lui : nous entendîmes successivement chanter les fameuses Caleseras de Cadiz, à l’air si vif et si entraînant ; des Tiranas au mouvement lent et des Rondeñas et des Malagueñas à l’accent mélancolique, la chanson du Majo de Triana, les Toros del Puerto, la Zal de la Canela et encore d’autres chansons andalouses pleines de brio et d’originalité.

Le tour des danses ne tarda pas à revenir, et une jeune Gitana à la peau cuivrée, aux cheveux crépus et aux yeux de jais, — ojos de azabache, comme disent les Espagnols, dansa le Tango americano avec un entrain extraordinaire ; le tango est une danse de nègres, dont l’air est très-saccadé et fortement accentué ; on peut en dire autant de la plupart des airs qui ont la même origine, et notamment de la chanson commençant par ces paroles : Ay ! Que gusto y que placerl ! chanson aussi populaire depuis quelques années que le tango.

Un autre air également très-connu en Andalousie, c’est le Punto de la Habana, dont le nom indique l’origine, et qui sert à accompagner des Decimas qui se chantent souvent dans les fiestas entre les danses. Il y a