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Page:Le Tour du monde - 14.djvu/86

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le chef-lieu d’un canton, long de vingt-huit lieues, sur nue largeur encore inappréciée, lequel commence à Parinari, s’achève devant l’embouchure de la rivière Napo et comprend dans sa juridiction cinq villages échelonnés sur la rive gauche du fleuve. De ces villages, les deux premiers sont situés en amont de Nauta et les trois autres en aval ; le gouverneur et le curé de Nauta en ont la direction temporelle et spirituelle. Tous les trois mois, le curé visite son diocèse et séjourne vingt-quatre heures dans chacun des lieux précités. L’embarcation presbytérale attend devant la rive que le pasteur ait dit sa messe et béni ses ouailles pour le transporter sur un autre point. Dans cette partie du Pérou que sillonnent déjà des bateaux à vapeur, mais où la civilisation et le confort n’ont pas encore pénétré, la pirogue indigène tient lieu de voiture particulière ou de remise à l’heure.

Curés, vicaires et missionnaires du Haut-Amazone, car le Pérou a trois missions de ce côté de ses frontières, Pevas, San José de los Yahuas et Caballo Cocha, relèvent d’une juridiction ecclésiastique dont le siége était autrefois à Moyobamba, mais a été transféré à Chachapoyas. L’illustrissime évêque de cette capitale du département des Amazones, d’après la division actuelle du Pérou, est le pasteur de ce troupeau sacerdotal, et conduit à son gré ces brebis plus ou moins dociles. Il les place ou les déplace, les maintient ou les révoque, sauf approbation ou désapprobation ultérieure de l’archevêque de Lima.

En général, les ecclésiastiques de cette partie du Pérou, — ne craignons pas de le dire tout haut, leurs plaintes et leurs clameurs qu’ils ne cachent pas, nous y autorisant en quelque sorte, — ces ecclésiastiques crient à abomination de la désolation, et prodiguent au gouvernement présidentiel les épithètes caractéristiques, mais peu parlementaires, que les sectaires de Calvin appliquaient autrefois à la cour de Rome. On concevra peut-être l’indignation de ces desservants de pauvres villages, quand nous aurons dit qu’ils recevaient autrefois de l’État un traitement annuel de douze cent cinquante francs, et qu’ils n’en reçoivent rien aujourd’hui, — ils le disent du moins ; — aussi, pour se tirer d’affaire, en sont-ils réduits, comme les missionnaires de la plaine du Sacrement, à trafiquer de poisson salé, de salsepareille, de cotonnades, de harpons et de dards à tortue. Le samedi soir, après avoir apuré leurs comptes de la semaine et suspendu à un clou la vare et les balances, ils cessent de s’occuper des choses de la terre, sanctifient le jour du dimanche par le repos, la messe et la prière, et jusqu’au lundi matin ne songent qu’aux choses du ciel.

À côté du pouvoir religieux en butte aux tribulations et toujours militant, le pouvoir séculier, représenté dans ces contrées par les sous-préfets, les corrégidors, les gouverneurs et les alcades, triomphe et s’épanouit orgueilleusement. Gouverneurs et alcades du Haut-Amazone relèvent d’un corrégidor central établi à Balsapuerto, sur la rivière Huallaga, lequel commande à cinq districts comprenant chacun cinq villages. Ce fonctionnaire rend compte de ses actes au sous-préfet de Moyobamba. Disons en passant que les sous-préfets d’en deçà des Andes rappellent un peu, sinon par la noblesse et la valeur, du moins par leur superbe et leur despotisme, ces grands vassaux de la couronne qui prêtaient au roi de France serment d’obéissance et d’hommage-lige, tout en lui tenant tête à l’occasion et restant seigneurs et maîtres chez eux. Tyranniques hobereaux, ces sous-préfets oppriment et pressurent à qui mieux mieux les malheureuses populations de ces provinces. Le gouvernement péruvien avait dispensé du tribut, pendant vingt années, l’étranger quel qu’il fût, Indien, Cholo, Métis, qui viendrait s’établir dans un des villages cis-andéens ; mais les sous-préfets, désapprouvant cette mesure qui ne versait rien dans leur caisse particulière, ont imposé aux arrivants un tribut annuel de deux livres de poisson salé et d’une livre de cire, lourde charge eu égard à la misère profonde de ces individus. De telles exactions ont beau soulever dans les masses un chœur d’imprécations, le bruit n’en parvient pas jusqu’à Lima, intercepté qu’il est dans le trajet par la grande muraille des Andes.

En descendant du sommet de l’échelle à l’échelon d’en bas, du sous-préfet de la Province au corrégidor et aux gouverneurs des villages de l’Amazone, nous retrouvons chez ces derniers le même système d’oppression appliqué aux Indiens de leur juridiction. Certain arrêté du gouvernement relatif aux relais de poste établis sur le Haut-Amazone, obligeait corrégidor et gouverneurs à fournir de dix lieues en dix lieues au voyageur qui les demandait — en échange d’espèces — une pirogue et des rameurs ; mais ces fonctionnaires trouvant du bénéfice à brûler les relais, contraignaient leurs administrés à pousser jusqu’à San Pablo, Ega ou la Barra do Rio Negro, c’est-à-dire à deux cent cinquante ou trois cents lieues plus loin que le relai fixé par les règlements. Les rameurs n’étaient payés qu’au taux du relai ordinaire et les relais supplémentaires étaient empochés par nos gouverneurs. Le service des pyroscaphes, établi sur l’Amazone, a forcément interrompu les opérations financières de ces spéculateurs de bas étage.

Le mode de répression employé par ces fonctionnaires à l’égard des Indiens, est tel qu’on peut l’attendre de leur sollicitude paternelle. La prison, les entraves, le fouet, le fouet surtout, administré sur le dos nu du délinquant avec un nerf de lamantin, forment la série des châtiments habituels. Avant que Nauta passât de l’état de mission à celui de village, les néophytes coupables d’un délit étaient fustigés dans l’église en souvenir de la flagellation du Christ. Or, comme à cette époque, le fouet leur était donné pour la moindre faute, nombre d’entre eux ennuyés de la chose, s’enfuirent un beau jour avec leurs épouses et allèrent fonder à cent cinquante lieues de Nauta, le hameau de Jurupari-Tapera où nous retrouverons leur descendance.

Pour peu qu’un voyageur qui s’arrête en passant dans un de ces villages de l’Amazone, ait le goût des cancans et des commérages, il est bientôt instruit de