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Page:Lebel - Bœufs roux, 1929.djvu/12

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BŒUFS ROUX

En effet, l’un des bœufs roux était tombé malade juste à la veille de la fenaison.

De suite Phydime avait voulu détourner le sujet de la conversation ; mais Horace avait insisté en déclarant que les bœufs roux allaient faire manquer la récolte du foin. Pour comble d’imprudence Dame Ouellet s’était mise du côté de son fils.

Phydime s’était fâché. Il avait fait un geste grave et solennel, puis crié en montrant la porte toute grande ouverte :

— Allez-vous-en tous, si vous êtes pas contents ! Mais moi, j’veux garder mes bœufs !

À la fin, le tempérament de Phydime, qui était un homme aimant la paix et la tranquillité, s’était aigri. Cette paix et cette tranquillité, il eût donné gros pour ne pas les voir troublées, et il eût consenti aux plus durs sacrifices, hormis celui de se débarrasser de ses bœufs. Quoique peu parlant d’ordinaire, il était devenu taciturne ; et sans avoir été grand rieur, il riait rarement depuis ce jour, et le sourire qu’esquissaient parfois ses lèvres minces était peut-être un sourire contraint. Ces transformations dans le caractère du maître de la maison avaient été saisies et comprises sans efforts par Dame Ouellet et Horace ; mais une autre personne les avait encore mieux comprises, c’était Dosithée : la jeune fille, qui aimait son père tout autant que sa mère, en avait été cruellement chagrinée.

Phydime avait répété à son fils ces dures paroles :

— Ah ! oui, mon garçon, tu partiras s’il faut, et j’en serai ben peiné ! Mais, je te le dis, j’vendrai pas mes bœufs… pas à c’t’heure pour sûr et certain !

Partir !… Horace n’y avait peut-être pas songé sérieusement, car il était marié, il avait un enfant, et un autre petit viendrait bientôt.

— Bah ! s’était-il dit, je vais encore patienter un an ou deux, et le père finira bien par démordre de sa marotte.

Certes, le temps pouvait faire tout ce que n’auraient pu réussir les meilleurs conseils et les plus sages avis.

Quatre années s’étaient ainsi passées, et l’on entrait dans la cinquième avec la même perspective de faire le travail de la terre avec les deux bœufs roux.

Les enfants d’Horace étaient devenus deux petits marmousets turbulents, l’un âgé de trois ans, l’autre de deux ans. Ils étaient gais, tapageurs déjà et bégayaient suavement leurs premiers mots. Ils égayaient toute la famille et surtout le grand-père qui les dorlotait et les gâtait.

La cadette de la famille, Dosithée, était revenue du pensionnat où elle avait conquis un magnifique diplôme. C’était l’unique enfant que Phydime avait pu faire instruire.

Car Phydime ne faisait que commencer à connaître l’aisance. Il avait eu quatorze enfants dont trois, malheureusement, étaient morts dans la fleur de l’âge. Les autres, filles et garçons, étaient convenablement établis dans les paroisses environnantes, hormis l’un des garçons, l’aîné des survivants, qui, une fois marié, était allé gagner sa vie dans la ville de Québec. Ce dernier vivait bien pauvrement, comme tous les journaliers des grandes villes. Les autres garçons vivaient sur des terres, sinon richement, du moins à l’abri des privations. Les filles avaient épousé des cultivateurs et toutes étaient contentes de leur sort. Pour élever cette famille et pour établir convenablement ses enfants, il en avait coûté cher à Phydime. Mais il ne le regrettait pas, au contraire. Il avait établi quatre garçons sur des terres, et il avait payé en beaux écus sonnants terres et roulants. À l’aîné qui avait préféré aller vivre à la ville, il avait donné la jolie somme de cinq cents piastres qui, comme il s’en était bien douté, avaient tôt fondu dans la cité. À chacune de ses filles il avait donné comme dot cent piastres en argent et deux cents en nature. Il lui était resté le plus jeune des garçons, Horace, à qui il laisserait un jour le beau domaine qu’il avait édifié, et la plus jeune des filles, Dosithée, qu’il marierait un jour ou l’autre à un brave fils de cultivateur. Comme on le voit, il ne lui avait pas été facile de faire instruire ses enfants qui, d’ailleurs, n’avaient pas manifesté beaucoup d’attraits pour le collège ou le couvent. Tous, cependant, avaient reçu à l’école du village des éléments d’instruction suffisants pour leur permettre de mener leurs affaires à bonne fin.

Ce ne fut qu’après avoir placé ses enfants que Phydime put songer à faire des épargnes, et ce fut à même ces épargnes qu’il fit donner l’instruction à Dosithée. Celle-ci devint, de ce fait, la « demoiselle »