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Page:Lebel - Bœufs roux, 1929.djvu/32

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BŒUFS ROUX

dime lui-même, bien qu’il affectât d’être très gai, s’assombrissait sans le savoir. S’il chantait, sa voix n’avait plus la même assurance, et souvent, au lieu de notes joyeuses, elle ne jetait que des accents mélancoliques. Son sourire était contraint, son rire étouffé, et il demeurait, se retranchait de plus en plus dans un mutisme qui décourageait. Aux champs, néanmoins, avec ses bœufs il avait l’air heureux ; mais dès que, après sa journée de travail, il entrait dans la maison, sa figure s’allongeait et son front se plissait durement sous les soucis. C’était l’ennui qui frappait le fermier, ou le grand-père : l’absence des deux petits d’Horace était son plus grand regret. Il sentait toujours un coup au cœur, quand, en pénétrant dans sa maison, il n’entendait ni ne voyait les deux petits.

Le troisième jour après le départ d’Horace, Phydime était entré un soir fatigué et distrait. Après s’être assis à sa place accoutumée et avoir allumé sa pipe, il avait demandé à sa femme :

— Les petits sont-ils déjà couchés ?

Dame Ouellet jeta à son mari un regard ébahi.

— Eh ben ! Phydime, fit-elle avec un accent grognon, deviens-tu fou à c’t’heure ? Tu sais ben que les p’tits sont partis !

Phydime se mit à ricaner sourdement.

— Ce que je devins bête ! murmura-t-il seulement.

Si Dame Ouellet l’eût regardé à ce moment, elle aurait vu dans ses yeux deux larmes bien près de tomber. Mais si elle n’avait pas regardé son mari, c’est pour la bonne raison qu’elle ne voulait pas laisser voir des larmes qui coulaient. Sans se le dire tous deux souffraient donc cruellement de l’absence des deux petits, peut-être plus que de l’absence de leur fils et de leur bru. Là où l’absence de ceux-ci se faisait surtout ressentir c’était dans le surcroît de besogne : en effet, c’étaient quatre bons bras qu’on avait perdus en perdant Horace et sa femme.

Aussi, les deux femmes à elles seules ne pouvaient-elles plus suffire ; et le rouet ne tournait plus aussi souvent, le métier, là-haut, ne claquait qu’à de rares moments. Et quand à Phydime, s’il arrivait à faire tous ses labours, il en était redevable à sa femme et sa fille qui, toutes deux, matin et soir, lui aidaient à faire son train. Il pouvait donc le matin aller au champ plus tôt, et le soir en revenir plus tard, sans que rien souffrît à la maison ou aux étables.

Un jour, au commencement des semailles, Dame Ouellet avait suggéré :

— Je pense ben, Phydime, qu’il va falloir prendre un « engagé, » si tu veux finir tes semences à temps.

— Bah ! avait répondu Phydime, on n’a pas besoin d’« engagé » et je finirai ben à temps mes semences.

Mais lorsque, après le blé, il eut terminé l’ensemencement de l’avoine, vinrent plusieurs jours de pluie qui suspendirent le travail des champs. Il est vrai qu’il ne restait que l’orge et le seigle à semer, mais il fallait tenir compte qu’on était arrivé au mois de juin. Si la mauvaise température se prolongeait, il pourrait bien arriver qu’il fût un peu tard, quand reviendrait le beau temps, pour semer le seigle et l’orge.

Cependant, rien encore n’était désespéré : Phydime une fois avait semé l’orge et le seigle à la mi-juin, et tout avait réussi.

Dosithée et sa mère avaient donné au fermier un bon coup de main : elles avaient semé les patates « derrière la charrue ». Ensuite, la jeune fille s’était acharnée au jardin potager où sa mère venait l’aider lorsque la besogne à la maison ne pressait pas trop. Mais les jours où il fallait faire le beurre, les jours de lavage, Dame Ouellet n’arrivait pas à joindre les bouts de son ouvrage. Il fallait alors se rattraper par les soirées. Oui, mais on manquait de repos, et Dame Ouellet vieillissait. Oh ! si on n’avait pas eu à faire le train de Phydime, tout aurait pu s’arranger encore sans trop de peines.

Les caractères commençaient à s’aigrir, surtout celui de Dame Ouellet.

— Non, bougonnait-elle, il n’y a pas moyen que ça marche comme ça ben ben longtemps encore. Ça va toujours faire pour ce printemps, mais le printemps prochain…

Phydime saisissait bien la pensée de sa femme : oui, l’an prochain, si Horace ne revenait pas, il faudrait bien se procurer de l’aide de quelque façon. Sans se communiquer leurs pensées, les deux époux songeaient à marier leur fille, Dosithée. Un gendre pourrait fort bien remplacer Horace. Seulement, il fallait trouver le gendre ; Phydime et sa femme ne voulaient pas marier leur fille à l’aveuglette, et