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Page:Lebel - Bœufs roux, 1929.djvu/37

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BŒUFS ROUX

un ignorant, riposta le marchand. Voyez-vous, à l’avenir, tout le monde se faire docteur, avocat ou notaire ? Et qu’est-ce qui va cultiver la terre, si on veut pas que les hommes instruits la cultivent ? De quoi va-t-on vivre ? Est-ce que de l’argent ça nourrit ? Savez-vous que moi, qui ne suis pas instruit, je donnerais plusieurs mille piastres pour l’être ? Non pas parce que je pourrais faire plus d’argent en étant instruit, mais parce que je m’imagine bien que c’est un agrément en même temps qu’une utilité. Donc, si je juge que l’instruction serait bonne pour moi, elle doit être bonne pour mes enfants, et c’est pourquoi j’envoie mes enfants au collège et au couvent. Mais je tiens pas que mes garçons, par exemple, fassent tous des docteurs ou des avocats, non ; s’ils veulent faire des habitants, ils seront les bienvenus, je leur achèterai des terres. Quant à mes filles, je souhaite bien qu’elles marieront des habitants, et elles n’en seront pas plus malheureuses.

Tous ceux qui avaient entendu parler ainsi le marchand avouaient qu’il avait parlé avec raison, et ils admettaient qu’un homme instruit sur la terre, s’il ne pouvait faire mieux qu’un autre, pouvait faire tout aussi bien pour le moins. Et, dame ! puisque c’était son goût à Léandre Langelier, on n’avait rien à redire. Et puis, est-ce qu’on n’avait pas entendu, un dimanche, le curé vanter le métier de l’agriculteur. N’avait-il pas dit que c’était un noble métier… le plus noble des métiers ? N’avait-il pas ajouté qu’un jour, dans les temps anciens, on disait que le métier le plus noble était le métier des armes ? Mais il avait expliqué, que le métier des armes avait passé pour le plus noble parce que, alors, les rois et leur noblesse s’y livraient de préférence ! Mais aujourd’hui, la culture du sol l’emportait, et il avait bien droit au premier titre de noblesse, puisqu’il avait été institué par Dieu, le Roi des rois, en condamnant Adam à se nourrir des fruits de la terre !

Aussi, après réflexion, toute la paroisse s’accorda-t-elle à dire peu de jours après que le jeune Langelier avait tout à fait raison de se livrer au travail du sol, et on l’en admira davantage.

Dans l’après-midi de ce même dimanche, Zéphirin Francœur était venu faire une visite chez Phydime Ouellet, naturellement pour y voir Dosithée.

Zéphirin était un garçon d’un physique assez agréable. Mais court, trapu, ramassé sur lui-même, il n’avait aucune élégance, et sa démarche était plutôt lourde et nonchalante. Timide, surtout en la présence des jeunes filles, il pouvait commettre toutes les gaucheries, et, sans instruction, il était incapable d’intéresser par sa conversation. Aussi, quand il venait chez Phydime, ne parlait-il que du beau ou du mauvais temps, du grain qui levait ou qui mûrissait, des vaches, des chevaux et des cochons. L’on conçoit que sa conversation ne pouvait charmer Dosithée, mais il faut tenir compte que la jeune fille n’entendait parler que des choses de la terre. Or, connaissant le sujet de conversation favori des habitants, elle s’y était faite. Elle ne pouvait donc pas leur demander de discourir sur des sujets qu’ils ignoraient. Et puis, si elle voulait vivre sur la terre et y fonder un foyer, il lui faudrait bien prendre un fils de cultivateur, et elle savait que les fils de cultivateurs ne sont pas tous instruits, loin de là. Quant à Zéphirin, c’était un enfant du sol, quoi ! on ne pouvait pas lui demander de tenir la charrue et la plume en même temps ! Et une autre chose, s’il n’avait pas d’instruction, ce n’était pas sa faute !

Ainsi pensait Dosithée, et, pour tout dire, le fils du père Francœur ne lui déplaisait pas. Assurément elle ne l’aimait pas, mais elle avait pour ce brave garçon, timide et doux, beaucoup d’estime. D’ailleurs elle pouvait lire dans les grands yeux bruns de Zéphirin beaucoup d’admiration, sinon d’amour, pour elle. Mais en étudiant de près le gaillard, qui avait pour elle toutes les attentions possibles, elle devinait bien qu’elle en était aimée… et aimée à l’excès ! Sans le vouloir ou le savoir, elle était flattée de cet amour. Et puis, avec son intuition aiguisée, elle avait bientôt compris que ses parents et les Francœur complotaient un mariage prochain entre elle et Zéphirin. Que de fois, depuis le départ d’Horace, n’avait-elle pas entendu Dame Ouellet soupirer et dire à son mari :

— Phydime, ça peut pas durer comme ça, tu travailles trop fort, et avant longtemps il te faudra de l’aide !

Et le père Francœur, à chacune de ses visites :