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Page:Lebel - Bœufs roux, 1929.djvu/46

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BŒUFS ROUX

offense même par la pensée. Par ci par là, elle hasardait une parole aimable, d’une petite phrase, d’un mot elle l’encourageait à décharger son esprit de tout ce qui pouvait le gêner.

— Au surplus, avait-elle dit, il est peu de jeunes filles dans la paroisse qui soient prêtes au mariage : beaucoup sont trop jeunes pour vous, Zéphirin, elles ne sont que des fillettes, d’autres — mais celles-là sont le très petit nombre — auraient peut-être l’âge convenable, mais peut-être n’ont-elles pas la petite dot sur laquelle on compte un peu quand on se marie. Oui, je pense bien comme vous, Zéphirin, il y a bien peu de choix dans notre paroisse pour un jeune homme qui veut se marier.

— Oui, bien peu, bien peu… murmura Zéphirin avec un long soupir. Tout de même, ajouta-t-il d’une voix presque indistincte, je connais une jeune fille qui me conviendrait sous tous les rapports…

Dosithée, les yeux rêveurs et perdus dans les ombres crépusculaires, demeura muette.

Zéphirin lui glissa un regard timide, mais déjà l’ombre du soir voilait les traits de la jeune fille. Il vit ses yeux errer vaguement dans l’infini, il devina qu’elle s’absorbait dans ses propres pensées, et, craintif, il garda le silence pour ne pas la distraire.

Sans le vouloir Dosithée s’était laissé prendre par la griserie du songe, et d’ailleurs, tout se prêtait si bien au rêve !

À la sortie du village Zéphirin avait mis son cheval au pas, afin d’arriver le moins vite possible à destination, tant il se plaisait en la compagnie de Dosithée. Et elle… aimait à se laisser bercer par le léger cahotement de la voiture.

Le soir était calme et presque silencieux. Nul bruit que le doux clapotement de la marée montante, que le murmure des frondaisons à peine secouées par le souffle d’une brise légère, que de suaves roucoulements dans les ramures. Des haies et des talus fleuris s’échappaient mille parfums divers légèrement mélangés d’une odeur saline de mer. Çà et là, en bordure de la route poudreuse qui ondulait comme un ruban de chaume gris, se dressaient des ormes chevelus ou des peupliers droits comme des flèches, et de leur feuillage partaient de timides gazouillis, aussitôt suivis de furtifs volètements. Et gazouillis, volètements, murmures de la brise et des feuillages, roucoulements complétaient le charme de cette nuit tiède qui s’étoilait rapidement.

Dosithée écoutait et observait toutes choses avec un intérêt inlassable.

Ici longeait une prairie qui jetait à grosses bouffées des senteurs de foins fraîchement coupés. Là, un pâturage où, béatement allongés sur l’herbe molle, des bestiaux ruminaient doucement. Plus loin, un champ de blé frissonnait. Puis un verger, faisant haie, profilait son rectangle plus sombre. Au delà, par les échappés d’un bosquet, se dessinait vaguement la blancheur d’une maison de ferme où régnait déjà le sommeil des heureux. Un chien, gardien fidèle, aboyait. Puis la nuit reprenait sa douceur et son calme que ne troublait plus pour quelques minutes que le roulement de la voiture et le heurt des sabots du cheval.

Dosithée souriait à son rêve !

On montait, à présent, dans la route de Saint-Germain. Pas bien loin et tout au bord de la route se dessinait la masse sombre de l’église, toujours abandonnée et solitaire, haussant son clocher et sa flèche jusqu’à la voûte bleue toute sertie de brillants. Dosithée s’émouvait chaque fois qu’elle passait devant ce temple élevé à la gloire de Dieu, et qui demeurait plus délaissé qu’un monument élevé à la gloire des hommes.

Partout régnait cette sérénité si impressionnante de la vie champêtre ! Partout planait cette paix si douce à l’esprit de l’homme ! De toutes parts se manifestait l’âme si tendre de la nature, cette mère ineffable dont les caresses sont le meilleur allégement aux fardeaux écrasants de l’humanité !

C’est dans le charme séduisant de cette nature que le cœur se dilate le mieux, que l’âme s’épanouit et se sent en elle le souffle du véritable amour. L’âme humaine est faite plutôt pour le bon et le beau que pour le méchant et l’affreux, pour le vrai plutôt que pour le faux, pour la solitude et la paix plutôt que pour le mouvement et le bruit. Dieu avait établi l’homme dans un Paradis si beau qu’il en avait été ébloui. Tout était bon et beau, paisible et serein. L’homme y pouvait vivre d’un bonheur infini. Mais il pécha. Le remords tordit son âme. Il voulut échapper à ses tortures, et il se jeta dans le mouvement et le fracas. C’est pourquoi, depuis ce temps, l’on voit des foules