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Page:Lebel - Bœufs roux, 1929.djvu/66

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BŒUFS ROUX

regardant, jamais il voudrait se faire payer pour un service comme ça.

— Oui, c’est un garçon généreux, admit Phydime, et je lui revaudrai ça quand même un jour ou l’autre.

Le père Francœur s’en alla, mais non avec la décision qu’il aurait voulu emporter pour son fils. Il avait espéré que Phydime consultât sa fille de suite, mais Phydime n’avait pas appelé Dosithée. Il s’en était donc allé avec son espoir déçu, marmonnant avec humeur :

— C’était pourtant pas difficile de demander à sa fille… qu’est-ce qu’il a donc dans le corps, Phydime ?

Ce qu’avait Phydime ?… Ah ! c’est qu’il lui en coûtait gros de marier sa Dosithée avec Zéphirin. D’abord il trouvait le père Francœur trop intéressé à ce mariage, et il n’oubliait jamais ce fameux procès qui l’avait si fort humilié ; ensuite, il pensait toujours à l’autre… à Léandre !

— Pourquoi qu’il vient pas nous voir ? se demandait-il souvent.

Si Phydime avait soupçonné quelque chose dans les rares et courts rapports qui avaient eu lieu entre Léandre Langelier et sa fille, il était loin de la vérité entière. Et le secret que cachait si bien sa fille, le tiendrait-il jamais ?

Lorsque le père Francœur se fut retiré, Phydime interrogea sa femme.

— Eh ben ! qu’est-ce qu’on va faire, Phémie ?

— Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? bougonna Dame Ouellet sans arrêter son rouet. T’as rien qu’à faire la commission du père Francœur à Dosithée, et elle décidera ce qu’elle voudra. Mais faut toujours ben qu’elle se marie un jour ou l’autre, et te faut un gendre, puisque Horace n’a pas l’air de vouloir revenir.

— Ah ! le sacré gueux, gronda Phydime, il reviendra, mais il reviendra trop tard. C’est égal ! s’il revient, et si j’ai un gendre, je lui achèterai une terre à Horace. J’aimerai mieux faire tous les sacrifices plutôt que de le voir là-bas à se massacrer dans les ateliers du chemin de fer. Comme ça, si Dosithée acceptait Zéphirin, ça ferait ton affaire, Phémie ?

— Lui ou un autre, du moment que ça fera l’affaire de notre fille et la tienne. Faut aboutir à quelque chose. Et puis t’as été à même de le voir, Zéphirin a du cœur et de la vaillance.

— Oui… mais il est pas ben ben instruit pour Dosithée !

C’était peut-être là le point le plus embarrassant pour le fermier, tant il tenait à donner sa fille à un garçon qui posséderait pour le moins autant d’instruction que celle-ci.

Avant de consulter Dosithée, il décida d’attendre au soir pour se donner le temps de réfléchir encore. Mais toute la réflexion qu’il fit le reste de cette journée ne l’avança pas, il en était toujours au même point :

— Est-ce que sa fille, instruite, serait heureuse avec Zéphirin qui n’était pas ben ben instruit ?…

Le soir, après le souper, Phydime brusquement aborda la grave question.

— Dosithée, dit-il d’une voix peu sûre, le père Francœur veut savoir si tu vas marier Zéphirin… que décides-tu ?

— Désirez-vous ce mariage, papa ? demanda la jeune fille timidement.

— Moi, c’est pas de mes affaires, ça te regarde !

— Et vous, maman ? questionna encore la jeune fille.

— Moi, je dis que Zéphirin c’est un bon garçon et qu’il fera aussi ben ton affaire qu’un autre. Mais tu es libre, et fais ce que tu voudras.

— Eh bien ! papa, et vous, maman, je vais vous dire la vérité : je n’aime pas Zéphirin, mais j’ai pour lui une grande estime. Et vous, papa, vous vieillissez rapidement et vous avez besoin d’aide sur la terre, c’est pourquoi j’épouserai Zéphirin quand il le voudra.

— Tu es sûre que tu ne le regretteras pas ? demanda Phydime.

La jeune fille ne répondit pas de suite.

— Parle, commanda Phydime, je veux tout savoir. Car si t’as des doutes, vaut mieux rester comme t’es et comme nous sommes. Plus tard, qui sait… Il y a une chose que je peux te dire : si t’aimes pas Zéphirin, ne le marie pas… attends !

Dosithée se mit à pleurer.

Dame Ouellet pleura aussi, c’était plus fort qu’elle.

On était assis autour de la table, et le repas était terminé.

Phydime se leva brusquement et gagna sa chaise au coin du feu pour qu’on ne vit pas les larmes qui venaient à ses yeux.

Il alluma sa pipe.

Le silence s’était fait, troublé seulement,