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Page:Lebel - Bœufs roux, 1929.djvu/69

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BŒUFS ROUX

loyauté envers Zéphirin que d’écrire ce billet à Léandre ? Oui, si elle eût fait des promesses formelles à Zéphirin. Mais à Zéphirin elle n’avait rien promis. Au contraire, combien de fois avant de s’engager à ce dernier, n’avait-elle pas songé à lui avouer son amour pour Léandre. Oui, une fois entre autres, elle avait eu envie de crier au fils du père Francœur : « Zéphirin, prenez-moi, mais sachez que ce n’est pas vous que j’aime… mais Léandre Langelier. »

Mais aurait-elle eu le droit de divulguer son amour pour Léandre à autrui, sans savoir, sans être certaine que ce même amour était partagé par Léandre ? Moralement, non ! Alors que faire ?… Et c’est en raisonnant, qu’elle arriva à cette résolution : « Je vais savoir si Léandre m’aime ; s’il m’aime et me le confesse, je dirai à Zéphirin le lien d’amour qui m’unit déjà, et, s’il est généreux, il me laissera à Léandre ! »

Et comme si elle avait eu l’intuition que Zéphirin, en effet, serait assez généreux pour s’effacer, Dosithée se mit à chanter doucement ce seul nom :

— Léandre ! Léandre ! Léandre !…

Ah ! oui, Léandre, c’était bien sa vie, tout son bonheur futur !

Maintenant son appel était parti, comme un agonisant dans un souffle appelle à lui ceux qui lui sont chers. Maintenant, elle n’avait plus qu’à attendre, et à mesure que l’heure avançait elle rentrait dans son rêve favori : se voir l’épouse de Léandre Langelier ! Elle se laissa emporter tout entière dans ce rêve. Elle se vit dans le voile des épousées, au bras de l’élu, devant l’autel resplendissant de lumières et orné de fleurs. La foule autour d’elle se pressait, curieuse, réjouie, avide, admirative. Dosithée se voyait exultante, dans un ravissement presque céleste. Elle se redressait avec fierté dans une apothéose triomphale. Elle se voyait heureuse, belle, enviée !

Pauvre Dosithée ! allait-elle commettre l’étourderie de tant de jeunes filles qui n’ont conçu le mariage qu’à travers les parures de la noce et les plaisirs de la fête ?

Non, elle n’était pas coquette à ce point. Tout de même, elle se fût grandement réjouie de se voir enviée au bras de son Léandre ! Oh ! il n’y aurait pas eu le moindre mal à cela. D’ailleurs, Dosithée était femme et elle ne pouvait que subir les caprices de sa nature un jour ou l’autre ; car la coquetterie est bien le moindre péché de la femme. Et elle n’est pas un défaut, comme tentent de le dire certains esprits grognons parmi le sexe homme, au contraire, elle est de la femme la parure et le charme. Que si la femme s’avisait de perdre sa coquetterie, elle perdrait de ce coup funeste la moitié d’elle-même… Oh ! non, ô hommes trop sévères ! ne blâmez pas trop cette exquise coquetterie qui vous a séduits ! Laissez sa coquetterie à la femme, car cette coquetterie fut et est encore le lien le plus puissant qui vous rattache à elle !…

Mais empressons-nous de dire que Dosithée ne se plaisait pas uniquement pour elle-même dans son beau rêve, car ce rêve, elle l’avait deviné, avait été également celui de son père. Oui, Phydime avait souvent rêvé de voir sa fille l’épouse de Léandre. Non, Phydime n’était pas pour Zéphirin, il l’avait, dit presque clairement :

— Oui, Dosithée, marie-le si tu veux, mais il n’est pas ben ben instruit !

Son mariage avec Léandre, s’il se faisait, serait donc du goût de son père. Elle pouvait donc se réjouir doublement. Ah ! oui, ce pauvre père ! comme Dosithée était contente de lui faire plaisir ! Quant à Dame Ouellet… certes, elle aurait fort bien accueilli Zéphirin comme gendre ; mais en fouillant les pensées intimes de la brave femme on aurait pu découvrir qu’elle aurait accueilli Léandre mieux encore. Donc le rêve de la jeune fille n’était pas déplacé, ni risqué ; il était juste et ne faisait de mal à personne. Loin de faire du mal à quiconque, il faisait des heureux… hormis, peut-être, Zéphirin ?

— Pauvre Zéphirin ! soupira Dosithée, il va certainement souffrir !

Elle s’apitoya sur le champ… Elle s’apitoyait tout comme si elle eût été certaine d’être bientôt la femme de Léandre.

Et sans qu’elle le voulût, elle se mit à établir un parallèle entre les deux jeunes hommes. Non, il n’y avait pas à dire : Léandre l’emportait du coup sur l’autre et sous tous les rapports. Il y avait toute une gentilhommerie dans ce garçon, il y avait quelque chose de très chevaleresque, comme cherchait à se le prouver Dosithée. Ne s’était-il pas modestement éclipsé, lorsqu’il avait cru savoir qu’il y avait amour et promesses entre elle et Zéphirin ? Que d’au-