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Page:Lebel - Bœufs roux, 1929.djvu/9

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BŒUFS ROUX

Dame Francœur, puis l’on parla du beau temps, de la neige qui fondait à vue d’œil, du fleuve débarrassé de ses glaces, de la navigation qui allait reprendre, des prochaines semailles qui ne pourraient tarder beaucoup.

Le visiteur secoua sa pipe à la rampe de la galerie, la glissa sous sa blouse et dans une poche de sa veste et demanda :

— Et Phydime ?… Est-ce qu’il est pas à la maison, que je le vois pas ?

— Il est à l’étable, répondit la vieille femme, mais il va venir bientôt.

— Si vous désirez lui parler, monsieur Francœur, dit la jeune fille, je vais l’appeler.

Le père Francœur allait protester, dire qu’il n’était pas pressé, qu’il ne fallait pas déranger son voisin, que déjà la jeune fille appelait d’une voix claire et retentissante :

— Papa ! Papa !…

— J’vas vous dire, mamezelle Dosithée, interrompit le vieux paysan, je viens seulement pour faire un bout de causette. Non, faut pas déranger Phydime, s’il est occupé.

— Mais non, s’écria la vieille femme, il n’a rien à faire, père Francœur. Des fois, vous savez, il s’ennuie qu’on dirait, alors il s’en va à l’étable où il passe son temps à flatter ses animaux.

Et à son tour elle appela d’une voix grêle et perçante :

— Phydime ! Phydime !…

Dans une porte de l’étable se profila, cette fois, une silhouette d’homme, haute, vigoureuse, puissante.

— Eh ben ! qu’est-ce qu’il y a, Phémie ? cria la voix de l’homme.

— C’est le père Francœur qui est venu faire son tour ! répondit Dame Ouellet dans ses deux mains arrondies en trompe autour de sa bouche.

— Ben… ben… retourna le paysan de son étable, on va y aller ! Dis-lui de fumer sa pipe en attendant.

Il rentra dans son étable.

— Je vous ai pourtant dit, Dame Ouellet, reprocha doucement le père Francœur, que je ne voulais pas le déranger.

— Et moi, riposta la vieille femme, je vous ai dit qu’il a rien à faire. Entrez, entrez, vous fumerez votre pipe. Allons ! Dosithée, faut préparer le dîner… il est onze heures, je pense.

Le père Francœur leva la tête vers le ciel, regarda un moment le soleil et prononça avec assurance :

— Si je me trompe pas, il est juste onze heures moins quart…

On entra dans la maison.

Là-bas, à l’étable, l’homme qui était venu poser un instant sa silhouette dans la porte était rentré à l’intérieur. Il allait distribuant des brassées de foin ou de paille aux vaches à la chaîne, aux taures et aux génisses. À deux énormes bœufs roux attachés côte à côte dans une large stalle il apporta une formidable brassée de foin de mil et de trèfle. Les deux bêtes mugirent de joie et enfoncèrent le mufle dans ce foin odoriférant. Le paysan les caressa d’un regard attendri, puis alla soigner les autres animaux. Là à côté des bœufs, un poulain qui piaffait avec impatience. À une extrémité de l’étable se trouvait le poulailler, puis la bergerie, et bientôt l’on n’entendit plus que le bruit des mâchoires et le picotage de la volaille.

Le fermier promena autour de lui un regard content : puis il vint s’accoter contre la stalle des bœufs roux, et se mit à considérer avec amour les deux bêtes qui dévoraient à belles dents le mil et le trèfle.

Ah oui, ses bœufs… s’il les aimait ! Il les avait vu naître quinze ans passés, il les avait élevés, il les avait dressés, et les avait choyés presque comme des enfants. Et eux avaient été ses aides et ses compagnons de travail durant douze années. Ils avaient tracé tous les sillons de cette terre, hersé chaque année ce sol généreux, coupé le foin, le blé, l’avoine, l’orge, le seigle. Il n’était pas un coin de cette terre qu’ils n’avaient foulé de leurs pieds noirs, pas un coin où ils n’avaient, à l’occasion, tondu et souvent plus que « la largeur de leur langue ». Dans le pâturage on pouvait toujours reconnaître la trace de leurs pas. Ils avaient vécu là quinze ans au milieu du troupeau qu’aujourd’hui à titre d’aînés, ils commandaient. Deux générations presque avaient passé devant eux : de leur temps il ne restait plus qu’un vieux bélier et une vieille vache, et bientôt ces deux derniers auraient disparu et eux vivraient encore. Ils étaient fiers de leur ancienneté comme de leur souveraineté, et ils savaient mieux que quiconque paître l’herbe tendre et drue.

On les voyait, l’été, marcher gravement