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Page:Lebel - Le mendiant noir, 1928.djvu/18

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LE MENDIANT NOIR

Ils n’implorent plus l’aumône, ils la réclament d’un ton de menace et avec un regard coupant. Les voilà quasi maîtres de la ville, maîtres de nous, maîtres de nos goussets. Votre oncle, à qui j’en parlais hier, est bien décidé de sévir, rigoureusement même. Mais vous connaissez votre oncle, il se laisse facilement attendrir, convaincre, tromper. N’a-t-il pas reçu hier avec bienveillance cette délégation de mendiants venue pour lui demander la permission de célébrer leur fête annuelle ? Ne s’est-il pas laissé apitoyer ? N’a-t-il pas donné l’autorisation qu’on lui réclamait ?

— Pardon, monsieur de Verteuil, sourit le lieutenant de police, mon oncle n’a donné cette autorisation que sujette à mon approbation.

— N’importe ! il est faible, il se laisse facilement enjôler…

— Il vieillit, pauvre oncle, et je crois qu’il s’en va très vite. Pourvu qu’il ne parte pas avant d’avoir vu Mademoiselle de Verteuil devenir Vicomtesse d’Auberive !

Et le lieutenant de police en prononçant ces paroles amplifiait son sourire.

M. de Verteuil s’arrêta, sourit avec une légère ironie, et répliqua :

— Oh ! monsieur de la Jonquière vivra encore. Et puis ce mariage, je vous l’ai promis, se fera bientôt.

— Mademoiselle Philomène y est-elle enfin décidée ?

— Je la déciderai, répliqua durement le commerçant. Elle est capricieuse… c’est une enfant !

— Ne manquez pas de l’assurer que je l’aime plus que tout au monde, murmura le lieutenant de police. Et faut-il vous l’avouer ?… je sens que je serai très malheureux si elle ne consent pas à devenir ma femme.

— Soyez tranquille, elle consentira. Toute la difficulté présente vient de ce qu’elle s’est laisser tourner la tête par ce Monsieur de Saint-Alvère,

— Voilà un individu que je voudrais bien prendre au collet ! grommela le jeune homme.

— Je vous l’abandonne volontiers, se mit à ricaner Verteuil ; il ne me déplairait pas de le voir à tous les diables. Mais je reviens à ce que nous projetions tout à l’heure : il importe, mon cher ami, de balayer la capitale de tout ce tas de mendiants qui sont une véritable plaie.

— Je ferai tout ce qu’il m’est possible de faire. Et puis, Monsieur, n’oubliez pas que dès demain la plupart de ces gueux vont prendre le chemin de la campagne, nous en serons donc débarrassés.

— Oui, pour quatre ou cinq mois seulement. À l’automne ils reviendront. Mais, je tiens à vous le dire, je n’en veux pas tant à ces misérables qu’à leur chef qui, dirait-on, projette de s’en faire une armée.

— Vous voulez parler du père Turin ?

— Cet homme est plus dangereux que vous ne pensez. Avant longtemps, à voir grandir son prestige, il sera une tête avec laquelle il vous faudra compter. Rappelez-vous que tout corps organisé qui possède une tête devient un danger ! Or, je pense savoir que le père Turin disparu, le reste de ces forbans s’évanouira.

— Il est un autre homme, monsieur, qui pourrait avantageusement remplacer le père Turin à la tête de la Corporation des Mendiants.

— Vous voulez parler de celui qu’on appelle le Mendiant Noir ? demanda Verteuil en tressaillant.

— Lui-même.

— Vous avez raison, mon ami, voilà encore un personnage qu’il ne faut pas perdre de vue.

— Aujourd’hui encore il a donné du fil à retordre à dix de mes gardes.

— Ah ! mon cher ami, ricana sourdement Verteuil, puisque c’est aujourd’hui Fête de la Besace, pourquoi ne faites-vous pas un deuil de cette fête ?

— Je pourrais le faire, car j’en ai souvent fort l’envie.

— Eh bien ! non, reprit le commerçant en s’asseyant sur un fauteuil près du lieutenant de police, à quoi servirait de verser le sang de tous ces pauvres diables. Je vous l’ai dit, si la tête de cette corporation disparaissait, le reste ne compterait plus grand’chose. Tenez ! voulez-vous mon idée ?

— Parlez, monsieur.

Verteuil baissa la voix et reprit :

— Voici : emparez-vous du père Turin, faites-le prisonnier, puis saisissez sa fille et sa femme, faites-les enfermer à l’insu de toute la population dans les caves du château, et après-demain, embarquez-les sur le navire qui part pour la France. Je me charge de tous les frais de cette affaire. Il y aurait mieux que la France d’où le père Turin pourrait revenir… nous les expédierons aux Indes.

Le lieutenant de police regarda froidement Verteuil et répondit :

— J’accepte votre idée, monsieur, et de