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Page:Lebel - Le mendiant noir, 1928.djvu/52

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LE MENDIANT NOIR

rive, vous l’épouserez ! Je ne permettrai jamais que vous fassiez un scandale qui ferait rire la capitale et tout le pays.

— Si je vous ai promis d’épouser Gaston d’Auterive, répliqua la jeune fille, n’oubliez pas que vous m’avez arraché ce consentement.

— Vous mentez, Philomène. Lorsque je vous ai proposé ce mariage, vous m’avez dit : « Mon oncle, si vous croyez que mon bonheur est dans cette union, je me conformerai à vos désirs ».

— Oui, mais rappelez-vous que j’ai ajouté que je désirais six mois de réflexion avant de donner mon consentement.

— Vous les avez eus ces six mois.

— J’ai réclamé six mois avant-hier lorsque vous avez projeté mes fiançailles.

— Oh ! je sais bien, se mit à ricaner M. de Verteuil, ce qui vous pousse à discuter ainsi, c’est ce Saint-Alvère, cet imposteur qui s’est emparé de vos affections !

— Détrompez-vous, mon oncle, Monsieur de Saint-Alvère ne m’a fait aucune déclaration, et jusqu’à présent je ne l’ai jamais considéré que comme un gentilhomme plein de courtoisie et de respect. Ne le calomniez pas !

— Mais n’est-ce pas Saint-Alvère qui vous a fait revenir sitôt sur vos promesses ?

— Non, la vérité, c’est que je n’aime pas Monsieur d’Auterive, je ne l’ai jamais aimé. En outre, depuis qu’il est question de mariage entre lui et moi, j’ai appris sur son compte des choses qui suffisent pour me faire reprendre ma parole et pour empêcher toute union entre nous.

— Ah ! vous avez prêté l’oreille à la calomnie et à la médisance ?

— J’ai écouté des voix sages, voilà tout !

— Moi, je vous jure que ces voix ont menti !

— Je ne peux pas vous croire.

— Oh ! malheureuse, s’écria Verteuil avec un geste menaçant, ne me poussez pas à la colère !

Et il marcha contre elle le bras levé.

De ses yeux humides et brillants de flammes elle le regarda venir, puis, dit froidement sans bouger :

— Frappez, monsieur, et alors vous m’aurez prouvé bien nettement que vous n’êtes pas mon oncle ! Vous m’aurez prouvé que je ne suis qu’une esclave à vos yeux, une esclave que vous voulez vendre ! Vous m’aurez prouvé encore, monsieur, que mon père existe et que j’ai entendu sa voix cette nuit… tantôt !

— Folle !… ricana lugubrement Verteuil en reculant, agité et tremblant.

— Ah ! vous l’avouez presque, cria la jeune fille dans un délire de joie, que je n’ai pas rêvé… que j’ai entendu la voix de mon père.

— Folle !… Folle !… cria Verteuil, n’as-tu pas compris que cet homme t’appelait Constance ?

— Constance !… répéta la jeune fille en tressaillant et en fouillant fiévreusement son souvenir. Et elle ajouta, comme en se parlant à elle-même : — Oui, peut-être… Oui, j’ai bien entendu prononcer ce nom, Constance ! Je me sentais inanimée, inerte, insensible, et pourtant, un homme me tenait dans ses bras, il me parlait d’une voix douce, et les accents de cette voix m’ont remuée jusqu’à l’âme. Il disait : Ma fille ! Ma fille ! Et la voix de cet homme, me semble-t-il encore, ne m’était pas inconnue.

Tout à coup elle se leva, et tremblante, la voix troublée elle dit à Verteuil qui semblait la couver d’un regard de fauve :

— Monsieur, j’ai toujours pensé qu’un mystère entourait mon existence. J’ai toujours eu le pressentiment que mon père et ma mère vivent. Lorsque je vous ai interrogé sur leur compte, vous ne m’avez donné que des réponses évasives : ou vous m’affirmiez que mes parents étaient morts depuis longtemps. Si encore vos affirmations avaient été appuyées par des extraits mortuaires… Vous m’avez dit que vous étiez mon oncle, et je vous ai cru, bien qu’à la vérité je ne me sentisse jamais pour vous une très grande affection. Vous même n’avez toujours paru me montrer que l’estime réservée qu’on accorde à une étrangère. D’un autre côté, je suis bien obligée d’avouer que vous avez été bon, et je vous ai été reconnaissante. Mais si aujourd’hui cette bonté doit me coûter aussi cher que vous voulez me la faire payer, ce n’était pas la peine, monsieur. Je découvre bien à présent, que vous ne m’estimez pas comme un oncle pourrait ou devrait estimer sa nièce. Eh bien ! je dis que vous n’êtes pas mon oncle ! Je dis que vous m’avez enlevée à mes parents pour je ne sais quel motif ! Je dis que mon père existe… je le sais… je le sens ! Car ce soir il m’a bercée dans ses bras, et j’étais si contente… Monsieur, rendez-moi mon père ! Car vous savez vous-même qu’il existe ; car… Oh ! je m’arrête, tant il me vient des choses affreuses à la bouche…

Épuisée par l’effort énergique qu’elle venait de faire, Philomène s’écrasa sur un fauteuil et se mit à pleurer lourdement.

Verteuil demeurait debout, hagard, épouvanté presque. Une rage effroyable grondait en lui, une rage qu’il essayait de dompter.