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Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/328

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Je le regardai d’un air stupide. Alors Duroussel demanda à sa femme :

— Tu n’as donc pas expliqué à monsieur.

Elle répondit :

— Non, je n’ai pas eu le temps, et puis il était convenu que je ne dirais rien.

Tout le monde éclata de rire, Et Duroussel prit la parole.

— C’est une idée de ma femme… Figurez-vous qu’elle est entichée de vos livres. Elle lit tous vos articles dans les journaux. Et puis, le mois dernier, il est venu quelqu’un de Paris qui nous a raconté des tas de choses sur vous, des aventures à n’en pas finir… Alors ma femme a dit comme ça : « Moi, je le ferais bien venir pour moi. » Vous pensez si on a ri. Là-dessus elle a parié la chose que vous la suivriez à vingt pas de distance, depuis la route nationale jusqu’à Yvetot, et puis de là ici par Étoutteville, et sans la connaître, rien que pour savoir qui envoyait chaque jour une carte avec une croix rouge. On a parié. Elle a prévenu des amis à Yvetot, des amis à Étoutteville… Et vous voilà… Ah ! c’est qu’elle connaît bien les hommes, la gredine ! Elle me l’avait dit : « Tu verras, il voudra voir quelle est la femme qui lui écrit. Je ne lui donne pas quinze jours pour venir. » Et vous voilà !

De nouveau on s’esclaffa. Je frémissais de colère. Lequel des rieurs allais-je gifler ? Victor Duroussel ? M. Bouquereux, qui se tenait les côtes ?

Mais non, tous ces gens riaient de si bon cœur. Il n’y avait aucune méchanceté dans leur allégresse. Ils avaient fait une bonne farce, et ils se réjouissaient, trouvant très drôle la déconvenue du Parisien, En vérité, se fâcher eût été stupide.

Je regardai Mme Duroussel. Si elle avait été jolie, j’aurais tenu ma vengeance. Elle ne l’était point, je pus m’en rendre compte. Elle avait des taches de rousseur, un nez trop court, une bouche peu appétissante.

Allons, il fallait faire contre fortune bon cœur. J’appelai la servante et commandai deux bouteilles de champagne.

Maurice LEBLANC.