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Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/429

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Ils passèrent Chênassis.

Et dès lors ils ne s’arrêtèrent plus.

Emportés dans une sorte de tourbillon, ivres, fous, la tête arrachée, oppressés, martyrisés, ils allèrent.

Plus un-mot. Les dents serrées, les doigts raidis au volant, Théroult n’avait plus qu’une idée, un instinct plutôt : voir un rival devant lui, le rattraper, le dépasser.

Il vit l’Allemand, il vit la Fenlair, il vit la Rex. Il les rattrapa, il les dépassa.

Restait l’Italien.

— Je l’aurai, se dit-il rageusement, et j’arriverai premier… je serai le premier… Théroult doit arriver premier, ou se briser le crâne.

Sur les talus des foules l’acclamaient frénétiquement. Des chapeaux s’agitaient. Qu’avait-il de mieux à faire que de contenter ces foules et de mériter les applaudissements ? Et le lendemain son nom serait dans tous les journaux.

Les virages, les endroits dangereux, il se moquait de tout. Pas une fois il n’eut l’impression du péril.

Au dernier tour il passa l’Italien.

Il franchit la ligne d’arrivée avec sept minutes d’avance sur lui, après avoir eu trente-trois minutes de retard.

Parmi les ovations, au milieu des clameurs, des vociférations, Théroult se jeta dans les bras de M. Brasil. Ils s’embrassèrent en pleurant. Et Théroult confessa :

— Vous savez, patron, je suis parti les mains dans mes poches. J’avais l’argent. Pourquoi me fouler ?

Et le patron lui dit :

— Je le savais bien, Théroult, mais J’étais sûr qu’un brave garçon comme vous, qui a du cœur et de l’amour-propre, se réveillerait au moment voulu. Je ne m’étais pas trompé.

Et, lui serrant encore les mains, il S’écria :

— Dites donc, Théroult, je croyais que l’on s’en « battait l’œil » de la gloire ? Au fond, voyez-vous, au fin fond, il n’y a encore que pour ça que l’on « marche ».

Maurice LEBLANC.