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Page:Leblanc - Arsène Lupin, nouvelles aventures d'après les romans, 1909.djvu/13

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ARSÈNE LUPIN

Sonia. — Oui.

Le Duc. — Et vos parents… vos amis ?

Sonia. — Oh !

Le Duc. — Vous n’en avez pas ici à Paris… mais chez vous, en Russie ?

Sonia. — Non, personne…

Le Duc. — Ah !

Sonia, avec une résignation souriante. — Mais ça ne fait rien… j’ai été habituée si jeune (Un temps.) si jeune. Ce qui est dur… Mais vous allez vous moquer de moi.

Le Duc. — Non… non…

Sonia, souriante, sans coquetterie, mais avec un trouble heureux. — Eh bien, ce qui est dur, c’est de ne jamais recevoir de lettres… une enveloppe qu’on ouvre… quelqu’un qui pense à vous… un souvenir… Mais je me fais une raison, vous savez… j’ai une grande dose de philosophie.

Le Duc. — Vous êtes drôle quand vous dites ça : « J’ai une grande dose de philosophie »… (Après l’avoir regardée, il ajoute encore une fois.) philosophie…

Ils continuent de se regarder.

Germaine, entrant. — Sonia, vous êtes vraiment impossible. Je vous avais pourtant bien recommandé d’emballer vous-même dans ma valise mon petit buvard en maroquin ? Naturellement, j’ouvre au hasard un tiroir… Qu’est-ce que je vois ? mon petit buvard en maroquin.

Sonia. — Je vous demande pardon… je vais…

Germaine. — Oh ! ça n’est plus la peine… je m’en charge, mais, ma parole, vous seriez une invitée au château, vous n’en prendriez pas plus à votre aise… Vous êtes la négligence en personne.

Le Duc. — Germaine… voyons, pour une petite distraction.

Germaine. — Ah ! mon cher, je vous en prie… vous avez la fâcheuse habitude de vous mêler des affaires de maison… l’autre jour encore !… Je ne peux plus faire une observation à un domestique…

Le Duc, protestant. — Germaine !

Germaine, désignant à Sonia un paquet d’enveloppes et de lettres que Bernard Charolais a fait tomber de la table en s’en allant. — Vous ramasserez les enveloppes et les bouquins, et vous porterez le tout dans ma chambre… (Avec impatience.) Eh bien ?

Germaine sort.

Sonia. — Oui, mademoiselle.

Elle se baisse.

Le Duc. — Je vous en prie… non… non… je vous en prie… (Il ramasse les enveloppes. Ils sont à genoux l’un près de l’autre.) Vous savez, Germaine est bonne au fond. Il ne faut pas trop lui en vouloir, si parfois elle est un peu… brusque…

Sonia. — Je n’ai pas remarqué…

Le Duc. — Ah ! tant mieux… parce que j’avais cru…

Sonia. — Non, non.

Le Duc. — Vous comprenez… elle a toujours été très heureuse, alors, n’est-ce pas, elle ne sait pas… (Ils se relèvent.) elle ne réfléchit pas… C’est une petite poupée… un petit être très gâté par la vie… Je serais désolé si sa sortie de tout à l’heure devait vous faire de la peine.

Sonia. — Ah ! ne croyez pas ça… non… non…

Le Duc, lui tendant le petit paquet d’enveloppes et le retenant. — Voilà… Ce ne sera pas trop lourd ?

Sonia. — Non… non… merci.

Le Duc, retenant toujours les enveloppes, les yeux dans ses yeux. — Vous ne voulez pas que je vous aide ?

Sonia. — Non, monsieur le duc.

Il lui saisit vivement la main et l’embrasse dans un geste irréfléchi. Elle défaille une seconde, puis s’éloigne. À la porte, elle se retourne et lui sourit.


Scène VI

LE DUC, GOURNAY-MARTIN, arrivant par la terrasse avec CHAROLAIS père et ses fils.

Ils s’arrêtent à la porte du salon.

Gournay-Martin, bruyant, un peu vulgaire, important. — Non, c’est mon dernier prix… c’est à prendre ou à laisser. Dites-moi adieu ou dites-moi oui.

Charolais père. — C’est bien cher.

Gournay-Martin. — Cher ! Je voudrais vous en voir vendre des cent-chevaux à dix-neuf mille francs en ce moment-ci ! Mais, mon cher monsieur, vous m’entôlez.

Charolais père. — Mais non, mais non.

Gournay-Martin. — Vous m’entôlez littéralement ! Une machine superbe que j’ai payée trente trois mille francs et que je laisse partir à dix-neuf mille. Vous faites une affaire scandaleuse.

Charolais père. — Mais non, mais non.

Gournay-Martin. — D’ailleurs, quand vous aurez vu comme elle tient la route !

Charolais père. — Dix-neuf mille francs, c’est cher !

Gournay-Martin. — Allons ! allons ! vous êtes un roublard. (À Jean.) Jean, accompagnez ces messieurs au garage. Vous vous mettrez à leur entière disposition. (À Charolais.) Et vous savez, vous êtes un homme redoutable en affaires ; vous êtes rudement fort. (Les quatre Charolais sortent, il rentre dans le salon et au duc.) Je l’ai roulé comme dans un bois.

Le Duc. — Ça ne m’étonne pas de vous.

Gournay-Martin. — L’auto date d’il y a quatre ans. Il me l’achète dix-neuf mille francs et ça ne vaut plus une pipe de tabac. Dix-neuf mille francs, c’est le prix du petit Watteau que je guigne depuis longtemps. Il n’y a pas de sottes économies. (S’asseyant.) Eh bien, on ne me demande pas des nouvelles du déjeuner officiel, on ne me demande pas ce qu’a dit le ministre ?

Le Duc, indifférent. — Au fait, vous avez du nouveau ?

Pendant la scène, le jour commence à tomber, Firmin est entré et a allumé.

Gournay-Martin. — Oui, votre décret sera signé demain. Vous pouvez vous considérer comme décoré. Eh bien, vous êtes un homme heureux, j’espère ?

Le Duc. — Certainement.

Gournay-Martin. — Moi, je suis ravi. Je tenais à ce que vous fussiez décoré. Et après ça… après un ou deux volumes de voyages, après que vous aurez publié les lettres de votre grand-père avec une bonne préface, il faudra songer à l’Académie.

Le Duc, souriant. — L’Académie ! Mais je n’y ai aucun titre.

Gournay-Martin. — Comment aucun titre ! Mais vous êtes duc !

Le Duc. — Oui, évidemment.

Gournay-Martin. — Je veux donner ma fille à un travailleur, mon cher. Je n’ai pas de préjugés, moi ! Je veux pour gendre un duc qui soit décoré et de l’Académie française… parce que ça c’est le mérite personnel ? Moi, je ne suis pas snob. Pourquoi riez-vous ?