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Page:Leblanc - Arsène Lupin contre Herlock Sholmes, 1914.djvu/29

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ARSÈNE LUPIN CONTRE HERLOCK SHOLMÈS
23

deux compétiteurs… Deux cent quatre vingt mille pour madame… Personne ne dit mot ?…

— Trois cent mille, murmura Herschmann. »

Un silence. On observait la comtesse de Crozon. Debout, souriante, mais d’une pâleur qui dénonçait son trouble, elle s’appuyait au dossier de la chaise placée devant elle. En réalité, elle savait et tous les assistants le savaient aussi, l’issue du duel n’était pas douteuse : logiquement, fatalement, il devait se terminer à l’avantage du financier, dont les caprices étaient servis par une fortune de plus d’un demi milliard. Pourtant elle prononça :

« Trois cent cinq mille. »

Un silence encore. On se retourna vers le roi des mines, dans l’attente de l’inévitable surenchère. Il était certain qu’elle allait se produire, forte, brutale, définitive.

Elle ne se produisit point. Herschmann restait impassible, les yeux fixés sur une feuille de papier que tenait sa main droite, tandis que l’autre gardait les morceaux d’une enveloppe déchirée.

« Trois cent cinq mille, répétait le commissaire… Une fois ?… deux fois ? il est encore temps… personne ne dit mot ? je répète : une fois ?… deux fois ?… »

Herschmann ne broncha pas. Un dernier silence. Le marteau tomba

« Quatre cent mille », clama Herschmann sursautant, comme si le bruit du marteau l’arrachait de sa torpeur.

Trop tard. L’adjudication était irrévocable.

On s’empressa autour de lui. Que s’était passé ? Pourquoi n’avait-il pas parlé plus tôt ?

Il se mit à rire.

« Que s’est-il passé ? Ma foi, je n’en sais rien. J’ai eu une minute de distraction.

— Est-ce possible ?

— Mais oui, une lettre qu’on m’a remise.

— Et cette lettre a suffi…

— Pour me troubler, oui, sur le moment. »

Ganimard était là. Il avait assisté à la vente de la bague. Il s’approcha d’un des garçons de service.

« C’est vous, sans doute, qui avez remis une lettre à M. Herschmann ?

— Oui.

— De la part de qui ?

— De la part d’une dame.

— Où est-elle ?

— Où est-elle ?… Tenez, Monsieur, là-bas… cette dame qui a une voilette épaisse.

— Et qui s’en va ?

— Oui. »

Ganimard se précipita vers la porte et aperçut la dame qui descendait l’escalier. Il courut. Un flot de monde l’arrêta près de l’entrée. Dehors, il ne la retrouva pas…

Il revint dans la salle, aborda Herschmann, se fit connaître et l’interrogea sur la lettre. Herschmann la lui donna. Elle contenait, écrits au crayon, à la hâte, et d’une écriture que le financier ignorait, ces simples mots :

« Le diamant bleu porte malheur. Souvenez-vous du baron d’Hautrec. »

Les tribulations du diamant bleu n’étaient pas achevées, et, déjà connu par l’assassinat du baron d’Hautrec et par les incidents de l’hôtel Drouot, il devait, six mois plus tard, atteindre à la grande célébrité. L’été suivant, en effet, on volait à la comtesse de Crozon le précieux joyau qu’elle avait eu tant de peine à conquérir.

Résumons cette curieuse affaire dont les émouvantes et dramatiques péripéties nous ont tous passionnés et sur laquelle il m’est enfin permis de jeter quelque lumière.

Le soir du 10 août, les hôtes de M. et Mme de Crozon étaient réunis dans le salon du magnifique château qui domine la baie de Somme. On fit de la musique. La comtesse se mit au piano et posa sur un petit meuble, près de l’instrument, ses bijoux parmi lesquels se trouvait la bague du baron d’Hautrec.

Au bout d’une heure, le comte se retira, ainsi que ses deux cousins, les d’Ancelle, et Mme de Réal, une amie intime de la comtesse de Crozon. Celle-ci resta seule avec M. Bleichen, consul autrichien, et sa femme.

Ils causèrent, puis la comtesse éteignit une grande lampe située sur la table du salon. Au même moment, M. Bleichen éteignait les deux lampes du piano. Il y eut un instant d’obscurité, un peu d’effarement, puis le consul alluma une bougie, et tous trois regagnèrent leurs appartements. Mais, à peine chez elle, la comtesse se souvint de ses bijoux et enjoignit à sa femme de chambre d’aller les chercher. Celle-ci revint et les déposa sur la cheminée sans que sa maîtresse les examinât. Le lendemain, Mme de Crozon constatait qu’il manquait une bague, la bague au diamant bleu.

Elle avertit son mari. Leur conclusion fut immédiate : la femme de chambre étant au-dessus de tout soupçon, le coupable ne pouvait être que M. Bleichen.

Le comte prévint le commissaire central d’Amiens, qui ouvrit une enquête, et, discrètement, organisa la surveillance la plus active pour que le consul autrichien ne pût ni vendre ni expédier la bague.

Jour et nuit des agents entourèrent le château.

Deux semaines s’écoulent sans le moindre incident. M. Bleichen annonce son départ.