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Page:Leblanc - La frontière, paru dans l'Excelsior, 1910-1911.djvu/53

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je ne pouvais pas le redevenir… Des choses l’empêchaient, et je pleurais parce que papa avait l’air de me détester… Et je voulais être sage… Et je le veux… Mais il n’y a rien de plus difficile au monde… parce que l’autrel’autre ne veut pas… Et puis…

— Et puis ?

Elle se tut un moment, comme hésitante, et continua :

— Et puis ce qu’elle désire, cette autre Suzanne, ne me paraît pas si déraisonnable. C’est un immense besoin d’aimer, mais follement, sans limites, d’aimer trop… Il me semble alors que la vie n’a pas d’autre but… et tout le reste m’ennuie… Oh ! l’amour, voyez-vous, Philippe, toute petite, déjà ce mot me bouleversait. Et plus tard… et maintenant, à certaines heures, je sens mon cerveau qui m’échappe et toute mon âme qui cherche, qui attend…

Elle avait de nouveau caché son visage comme si une pudeur soudaine la pénétrait, et Philippe voyait, entre ses doigts, son front et ses joues empourprés.

La pitié grandit en lui. À travers ces confidences désordonnées, il vit Suzanne telle qu’elle était, ignorante, mal renseignée sur elle-même et sur les réalités de l’existence, troublée de désirs qu’elle prenait pour des sentiments inassouvis, déchirée par le duel implacable d’instincts contraires, et n’ayant de contrepoids à sa nature de femme qu’une vertu volontaire et douloureuse.

Comme il eût été bon de la secourir ! Il se rapprocha d’elle, et, très doucement :

— Il faut vous marier, Suzanne, dit-il.

Elle hocha la tête.

— Il est venu ici des jeunes gens à qui je ne déplaisais pas, mais, au bout de quelques jours, ils disparaissaient. On eût cru qu’ils avaient peur de moi… ou qu’ils avaient appris des choses… sur mon compte… D’ailleurs… je ne les aimais pas… Ce n’était pas eux que j’attendais… C’était un autre… qui, lui, ne venait pas…

Il comprit les mots irréparables qu’elle allait prononcer, et ardemment, il souhaita qu’elle ne les prononçât point.

Suzanne devina son désir et se tut. Mais l’aveu était si clair, même inexprimé, que