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Page:Leblanc - La frontière, paru dans l'Excelsior, 1910-1911.djvu/55

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— Je ne l’ai pas… Il faudrait m’en donner. Il faudrait… Oh ! pas grand’chose peut-être, une petite joie… un souvenir de joie… l’idée que ma vie n’aura pas été entièrement perdue…

Elle le regardait, non plus triste maintenant, ni résignée, mais souriante, coquette, avec toute la grâce ingénieuse de la femme qui cherche à conquérir.

Il pâlit et murmura :

— Suzanne, je suis votre ami. Soyez mon amie, simplement, et que votre imagination…

— Vous avez peur, dit-elle.

Il essaya de sourire.

— J’ai peur ! Et de quoi, mon Dieu !

— Peur du petit geste affectueux que je réclame, de ce petit geste de frère qui embrasse sa sœur, et que vous redoutez, Philippe.

— Que je redoute parce qu’il est mauvais et pervers, déclara-t-il fortement, il n’y a pas d’autre raison.

— Si, Philippe, il y en a une autre.

— Laquelle ?

— Vous m’aimez.

— Moi ! Je vous aime ?… Moi !

— Oui, vous, Philippe, vous m’aimez. Et je vous mets au défi de me dire non, bien en face, les yeux dans les yeux.

Et sans lui laisser le temps de se reprendre, elle continua, ardemment penchée sur lui :

— Vous m’aimiez avant que je ne vous aime. C’est votre amour qui a créé le mien. Ne protestez pas, vous n’en avez plus le droit maintenant, car vous savez… Et, moi, je l’ai su dès le premier jour. Oh ! Croyez-moi, une femme ne s’y trompe pas… Vos yeux avaient, en me regardant, un regard nouveau…, tenez, le regard de tout à l’heure. Jamais vous n’avez regardé comme cela, Philippe, aucune femme, pas même Marthe… Non… pas même elle… Vous ne l’avez jamais aimée, ni elle ni les autres. C’est moi la première. L’amour vous était inconnu, et vous ne comprenez pas encore… et vous restez là, devant moi, interdit, bouleversé, parce que la vérité vous apparaît,