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Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/174

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» Comme ils avaient en moi la plus grande confiance, ils me chargèrent de porter un ultimatum à Silas Farwell. Cet ultimatum était court et précis. Dans les quarante-huit heures, le personnel exigeait une reconnaissance de dette de Farwell, sans quoi c’était la cessation immédiate du travail.

» En conscience, je ne pouvais, je le répète, donner tort à ces hommes, qui réclamaient strictement le fruit de leur travail qui leur était dû. Je me décidai donc à accepter la mission dont ils me chargeaient et je me présentai le même jour au bureau de Silas Farwell.

» Contre mon attente, il me reçut avec toute la bonne grâce dont il était capable. J’ai su, plus tard, qu’il avait eu connaissance du mouvement qui s’était produit à l’usine et qu’il comprenait le danger.

» — Bonjour, Gordon, me dit-il. Je suis sûr que vous venez me demander encore l’argent dû au personnel. Je m’y attendais et j’allais précisément vous faire appeler pour vous remettre une reconnaissance de la somme due, avec promesse de paiement dans le mois. Asseyez-vous une minute. »

» Je vous avoue que j’éprouvai un immense soulagement devant cette heureuse solution que je n’espérais pas.

» Combien grande était ma naïveté ! Elle m’étonne encore et, je vous l’avoue, m’humilie, chez moi, homme de loi, rompu, comme je l’étais, aux affaires les plus compliquées.

» Silas ouvrit un des tiroirs de son bureau et en sortit une feuille toute préparée. Il me la présenta tout en la tenant par la partie supérieure.

» — Voulez-vous voir si nous sommes d’accord, » me dit-il,

» Je lus :

Avis aux Employés et Ouvriers de la Coopérative Farwell

Comme suite à l’entretien qu’il a eu avec l’avocat Gordon, M. Silas Farwell reconnaît devoir aux employés et ouvriers de la Coopérative Farwell la somme de 75 000 dollars, montant de leur part trimestrielle de bénéfices. Cette somme sera payée fin courant.

Lu et approuvé:
Silas Farwell.

» Si je n’avais pas été placé à contre-jour et si j’avais saisi la feuille à deux mains au lieu de la tenir par la partie inférieure, je me serais aperçu que l’épaisseur du papier n’était pas la même partout. Mais ce papier était quadrillé et rien à mes regards ne semblait rompre la disposition géométrique des lignes.

» Silas Farwell avait eu, comme vous le verrez, une idée d’une canaillerie diabolique et à la fois puérilement maladroite, car sa manœuvre aurait dû échouer quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent. Je rougis encore d’y avoir été pris…

» — C’est bien ainsi ? me demanda Silas.

» — Parfait, répondis-je.

» — Alors, signez à droite de mon nom avec la mention : « Lu et approuvé ».

» Je fis comme il le désirait.

» À peine avais-je apposé ma signature sur le papier qu’il me l’arracha des mains, bien plus qu’il ne me le reprit.

» Cette hâte fébrile m’inquiéta.

» J’observai alors tous ses mouvements à la dérobée.

» Il me tournait le dos et ce qu’il faisait me parut suspect.

» Je me penchai pour mieux voir ses gestes. Je le vis enlever la partie supérieure du papier qui masquait une seconde feuille, portant un texte différent du premier. Seules, les deux signatures demeuraient sur le document primitivement dissimulé sous l’autre.

» J’eus une sorte d’éblouissement, j’entrevis quelque machination infâme et, me précipitant auprès de Farwell, je lui demandai des explications.