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Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/237

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elle avait bien connu Jim Barden et savait parfaitement à quoi s’en tenir sur l’étrange stigmate qui marquait la main de cet homme farouche. Par la suite, elle entendit souvent parler de lui. On sait qu’elle le vit à la geôle, le jour où il fut mis en liberté, où il repoussa brutalement la charité de Florence. Enfin, elle se souvint comment il périt si tragiquement avec Bob.

Mme Travis, quand on parlait devant elle de la femme au Cercle Rouge et de ses exploits, ne pouvait donc douter qu’il ne s’agît d’une descendante directe de Jim Barden. Ce qui la déroutait, c’est la persuasion où elle était que Barden n’avait jamais eu qu’un seul enfant : Bob.

Et le jour où il lui fut révélé que la femme au Cercle Rouge était Florence elle-même, Mme Travis ne put douter une seconde de l’affreuse réalité qui lui apparut soudain : Florence était la fille de Jim Barden. Et aussitôt se présenta à son esprit cette hypothèse qui était la plus vraisemblable : « Florence, fille de Jim Barden, a été substituée à mon enfant, — très probablement alors mon enfant a vécu comme étant celui de Jim Barden. » Cette conclusion s’imposait à elle avec une implacable logique et augmentait encore son angoisse. En même temps elle eût donné tout au monde pour connaître dans tous leurs détails les événements, tant passés que présents, qui l’accablaient. La pensée de Florence plus que tout la torturait. En vain elle avait essayé d’arracher de son cœur le souvenir de celle qu’elle avait cru sa fille, qu’elle avait élevée avec tant d’amour et d’orgueil. Florence n’était pas sa fille. Mme Travis cherchait à bien se le persuader, elle se le répétait avec obstination pour justifier à ses propres yeux la décision sévère qu’elle avait prise. Peine perdue… L’image de Florence revenait sans cesse à son esprit. Elle la revoyait petite fille, puis jeune fille, si gaie, si jolie, si naïve, si bonne !… Et Mme Travis se demandait comment elle avait eu le courage de la chasser… Mais aussitôt l’horrible vérité revenait obsédante, et que la vieille dame voyait sous des couleurs plus sombres encore que la réalité : Florence était la fille de Jim Barden. Florence était marquée du Cercle Rouge. Florence avait commis des actes coupables. Florence l’avait trompée et avait déshonoré son nom…

Mme Travis était reprise d’une violente irritation, d’une indignation révoltée contre la jeune fille et contre Mary, sa complice. Elle refusa de recevoir cette dernière, qui se présenta à Blanc-Castel, et elle ne répondit pas à une lettre où la gouvernante lui faisait le récit détaillé des événements du passé, et lui demandait son appui pour Florence.

Mais Mme Travis ne pouvait soutenir bien longtemps son attitude intransigeante, et son cœur, déchiré, penchait de plus en plus vers le pardon. À travers son habitation luxueuse qui lui semblait un morne désert depuis que la jeune fille ne l’animait plus, elle errait plus lasse, plus triste, plus accablée chaque jour.

Un après-midi, obligée de s’occuper de quelque affaire en retard, elle s’assit au petit bureau où, de coutume, elle écrivait. Elle commença une lettre, puis s’arrêta, songeuse, posa sa plume et, ouvrant un tiroir, en tira une photographie. C’était Florence. Longuement Mme Travis la regarda.

Était-il possible que ce charmant visage fût celui d’une coupable ? Était-il vrai que ces grands yeux si doux, si purs, si tendres et si fiers fussent menteurs ?

Mais en ce moment, un sentiment nouveau la saisit, un sentiment cruel et amer qui lui tordit le cœur.

— Non, non, s’écria-t-elle en rejetant la photographie dans le tiroir, ce n’est pas à cette fille qui a trompé ma tendresse que doit aller mon amour maternel. Elle en est indigne. Elle a pris la place de celui qui