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Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/49

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nante avec angoisse. Jim Barden s’était enfui avec l’enfant qu’il croyait le sien, et jamais, sans doute, on ne le retrouverait… M. Travis était mort. Sa femme gisait là, presque mourante… Pouvais-je la tuer en lui disant qu’elle n’avait plus d’enfant ?… Moi seule au monde savais et saurai jamais que le petit être que je tenais dans mes bras, où il s’endormait, n’était pas son enfant… J’hésitai pourtant, le mensonge était si lourd… Mais, soudain, Mme Travis fit un mouvement dans son lit, et elle ouvrit les yeux.

— Mary ! Mary ! appela-t-elle d’une voix faible. Mon enfant ! Donnez-moi mon enfant !

» Elle tendait les bras. Je n’hésitai plus. Je me penchai vers elle et plaçai sur son sein la petite créature, qui a été sa consolation et son bonheur, qui est sa fille bien-aimée, — vous, Florence.

— Alors, articula lentement Florence, pâle comme la mort, alors, je suis… je suis l’enfant de…

Mais la gouvernante mit sa main sur la bouche de la jeune fille.

— Vous êtes Florence Travis, la fille de Mme Travis. Notre devoir est de garder le silence. Le terrible secret que je viens de vous apprendre doit rester à jamais enseveli dans nos cœurs. Vous devez penser à votre mère, Florence. Une telle révélation la tuerait…

— Ma mère, oui, elle l’est, par la tendresse, par le dévouement, par le bonheur dont elle m’entoure, murmura Florence. Mais moi, continua-t-elle d’une voix assourdie d’abord, mais où montait toute l’âpre douleur de son désespoir. Mais moi ! moi ! Je suis la fille de Jim Barden ! la fille de l’homme qu’a écrasé la fatalité d’un mal héréditaire ! de l’homme sombre, infortuné, farouche, violent, que j’ai vu derrière les grilles d’un asile ! de l’homme qui s’est tué, désespéré de ses propres crimes ! de l’homme qui m’a légué le Cercle Rouge !…

Et Florence, contre l’épaule de Mary, s’abattit, sanglotante.



IX

Le souvenir de l’homme qui est mort


Longtemps, longtemps, Florence, secouée de sanglots éperdus, resta le front appuyé sur l’épaule de sa veille et fidèle gouvernante.

Mary, tout en pleurant silencieusement elle-même, lui caressait doucement les cheveux en murmurant, avec une tendresse infinie, des paroles d’apaisement et de consolation.

La jeune fille, enfin, releva son visage. Ses larmes mouillaient encore ses joues, mais ne coulaient plus et, par un violent effort, elle semblait avoir refoulé son émotion au plus profond d’elle-même.

— Vous avez raison, Mary, dit-elle d’une voix basse, mais affermie, vous avez raison. Je n’ai pas le droit de bouleverser la vie, de désespérer la vieillesse de cette mère admirable qu’a toujours été pour moi Mme Travis et que j’aime autant qu’elle m’aime. Je ne prends rien à personne. Celui dont je tiens la place, ce malheureux garçon que Jim Barden croyait son fils, est mort, tué par cette erreur de l’homme redoutable qui l’a condamné et s’est condamné. Le terrible secret qui pèse sur moi doit rester ignoré. Vous l’avez gardé vingt ans, Mary, vous le garderez toujours. Moi, avec votre aide, avec vos encouragements, aux heures où le fardeau me semblera trop cruel, je le garderai aussi… Oui, je le garderai. À moins, cependant, que l’influence mystérieuse sous laquelle il me tient, à moins que la force étrangère qu’il suscite en moi ne le révèlent d’elles-mêmes. À moins qu’il ne soit divulgué par les actes qu’il me fera commettre dans l’avenir, sans que je puisse, sans que je veuille peut-être m’en défendre… À moins même que ce que j’ai déjà fait ne vienne à se découvrir.

— Flossie, ma chérie, c’est impossible ! cria Mary, épouvantée. Comment les soupçons se porteraient-ils sur vous ? Qui oserait vous accuser ?