Aller au contenu

Page:Leblanc - Le formidable événement, 1925.djvu/49

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
46
LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

Mais elle mit son cheval au trot et rejoignit Simon.

Pendant plus d’une heure, ils allèrent dans une direction qui, d’après l’avis de Simon, devait bien être celle du sud et du sud-est, c’est-à-dire de la France. L’Indien le croyait aussi.

« L’essentiel, dit-il, c’est de nous rapprocher des côtes, nos bêtes n’ayant à manger que jusqu’à demain soir. La question de l’eau également pourrait devenir inquiétante.

— Ce qui se passera demain m’est indifférent, » répliqua Simon.

On avançait beaucoup plus lentement qu’il ne l’avait espéré. Les chevaux, d’assez médiocre qualité, manquaient d’ardeur. En outre, il fallait de temps à autre s’arrêter pour démêler les pistes qui s’entrecroisaient sur le sable humide, ou pour les relever sur les terrains de formation rocheuse. Le jeune homme s’exaspérait à chaque station.

Autour d’eux c’étaient des paysages semblables à ceux qu’ils avaient vus au début de l’après-midi, à peine ondulés, tristes, monotones avec leurs cimetières d’épaves et leurs carcasses de bateaux. Les rôdeurs s’y croisaient en tous sens. Au passage, Antonio leur lançait une question. L’un d’eux déclara qu’il avait rencontré deux cavaliers et quatre piétons entourant deux chevaux, sur lesquels étaient attachés un homme et une femme dont les cheveux blonds pendaient jusqu’à terre.

« Il y a combien de temps ? demanda Simon d’une voix rauque.

— Quarante minutes, cinquante tout au plus. »

Il bourra son cheval à coups de talon et partit au galop, en se tenant courbé sur l’encolure pour ne pas perdre de vue la piste des bandits. Antonio avait de la peine à le suivre, tandis que Dolorès, toute droite, le visage grave, les yeux fixés au loin, se tenait sans effort à sa hauteur.

Cependant, le jour baissait, et l’on sentait que la nuit allait s’abattre tout d’un coup des nuages lourds où elle s’amoncelait.

« Nous arriverons… il le faut… répétait Simon… je suis sûr qu’avant dix minutes nous les verrons… »

En quelques mots, il mit Dolorès au courant de ce qu’il avait appris sur l’enlèvement de sa fiancée. L’idée qu’Isabel souffrait lui causait un supplice insupportable. Le cerveau désordonné, il se la représentait comme une captive que le barbare s’amuse à torturer, et dont la tête ensanglantée se déchire aux pierres de la route. Il suivait en imagination toutes les phases de l’agonie, et il avait si bien l’impression de lutter de vitesse avec la mort, il fouillait l’horizon d’un regard si aigu, qu’à peine fit-il attention à un appel strident que lui lança l’Indien à cent pas en arrière.

Dolorès se retourna et prononça calmement :

« Le cheval d’Antonio s’est abattu.

— Antonio nous rejoindra, » dit Simon.

Depuis un moment ils étaient entrés tous deux dans une région un peu plus mouvementée, où il y avait des sortes de dunes coupées droit à la façon de petites falaises. Une pente assez dure aboutissait à une longue vallée, remplie d’eau, au bord de laquelle la piste des bandits se distinguait nettement. Ils s’y engagèrent en prenant comme point de direction un endroit de la rive opposée qui, à distance, leur semblait également piétinée.

L’eau, qui montait à peine aux jarrets des chevaux, s’en allait vers leur droite en un courant paisible. Mais, comme ils en étaient au tiers de la traversée, Dolorès cingla de ses longues rênes le cheval de Simon.

« Hâtons-nous, ordonna-t-elle… Regardez… à gauche… »

À gauche, toute la largeur de la vallée était barrée par un gonflement de l’eau qui déferlait aux deux extrémités en une longue vague d’écume. Phénomène tout naturel à la suite du grand cataclysme, les eaux cherchaient leur équilibre et envahissaient les parties les plus basses. L’afflux, d’ailleurs, se produisait d’une façon assez lente pour qu’ils n’eussent point à en craindre les effets. Cependant leurs chevaux paraissaient s’enfoncer peu à peu. Entraînés par le courant, ils durent obliquer vers la droite, et, en même temps, la rive opposée s’éloignait d’eux, changeait d’aspect, se déplaçait selon la montée du fleuve nouveau. Et, quand ils y eurent abordé, il leur fallut encore, pour n’être pas rejoints par l’eau qui les poursuivait sans répit, presser l’allure et trotter entre les murailles proches que formaient deux petites falaises de vase séchée où s’incrustaient, comme des mosaïques, des milliers et des milliers de coquillages.

Une demi-heure après seulement, ils purent se hisser sur un plateau où ils étaient hors d’atteinte. Leurs bêtes, du reste, refusaient d’avancer.

Les ténèbres s’accumulaient. Comment retrouver les traces d’Isabel et des ravisseurs ? Et comment leurs traces à eux, ensevelies sous l’immense nappe d’eau, seraient-elles retrouvées par Antonio et par ses hommes ?

« Nous sommes séparés des autres… prononça Simon, et je ne vois pas comment notre troupe se reformera.

— Pas avant demain, en tout cas, fit Dolorès.

— Non pas avant… »

Ainsi ils étaient seuls tous deux dans la nuit, au plus profond de cette terre mystérieuse.