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Page:Leblanc - Le formidable événement, 1925.djvu/64

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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT
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quelque sorte humaine, et, au bout de ce lac, il y avait la chose la plus incroyable en cette région que la mer ensevelissait encore quelques jours auparavant, une construction qui semblait élevée par la main de l’homme et qui reposait sur des piliers que l’on eût dit recouverts de fines sculptures !

Dolorès en sortit. Grande, harmonieuse, avec des gestes lents et graves, elle avança dans l’eau, parmi quelques pierres droites qui s’y baignaient, remplit un verre et, se renversant, but à petites gorgées. Près d’elle un peu de fumée, qui montait d’un vase placé au-dessus d’un réchaud, se balançait dans l’espace.

Avisant Simon, elle sourit et lui dit :

« Tout est prêt. Nous avons du thé, du pain blanc et du beurre.

— Est-ce possible ? dit-il en riant. Il y avait donc des habitants au fond de la mer et qui cultivaient le blé ?

— Non, mais il y avait quelques provisions dans le coffre de ce pauvre aviateur.

— Soit, mais cette maison, ce palais préhistorique ? »

Palais bien primitif, enceinte de grosses pierres qui s’appuyaient les unes contre les autres et sur lesquelles était posée une dalle énorme, pareille à celles qui surplombent les dolmens. Tout cela, massif, informe, avec des sculptures qui, de près, n’étaient que des milliers de trous creusés par des mollusques.

« Mollusques lithophages, dirait le père Calcaire. Mon Dieu, quelle serait son agitation devant ce vestige de demeure, qui date de milliers et de milliers de siècles et près de laquelle il y en a peut-être d’autre enfouies sous le sable… tout un village, qui sait ! Et, alors, n’est-ce pas la preuve irréfutable que cette terre était habitée avant d’être envahie par l’océan ? N’est-ce pas le renversement de toutes les idées reçues, puisque l’apparition de l’homme serait reculée jusqu’à une époque inadmissible ? Ah ! père Calcaire, que d’hypothèses ! »

Simon n’en faisait pas, d’hypothèses. Mais si l’explication scientifique du phénomène lui importait peu, comme il en sentait l’étrangeté, et combien l’heure lui paraissait profondément émouvante ! Devant lui, devant Dolorès, surgissait une autre époque, et dans des circonstances telles qu’ils étaient tous les deux comme deux êtres de cette époque. Même désert alentour, même barbarie, mêmes dangers et mêmes embûches.

Même apaisement aussi. Au seuil du refuge s’étendait un paysage tranquille, fait de sable, de brume et d’eau. À peine le bruit léger d’une petite rivière qui alimentait le lac se mêlait-il au silence infini.

Il regarda sa compagne. Nulle mieux qu’elle ne pouvait s’adapter au décor qui les enveloppait. Elle en avait la grâce primitive, le côté rude, un peu sauvage, et toute la poésie mystérieuse.

La nuit tendit ses voiles sur le lac et sur les berges.

« Entrons, fit-elle, quand ils eurent mangé et bu.

— Entrons », dit-il.

L’ayant précédé, elle se retourna pour lui donner la main et l’introduire dans la chambre que formait le cercle des dalles.

La lampe de Simon y était suspendue au ressaut d’une paroi. Du sable fin en tapissait le sol. Deux couvertures étaient dépliées.

Simon hésita. Dolorès le retint d’une pression plus ferme de la main, et il resta, malgré lui, dans un moment de faiblesse. Tout de suite, d’ailleurs, elle éteignit la lampe, et il eût pu croire qu’il était seul, car il n’entendit plus que le bruit infiniment doux que faisait l’eau du lac autour des pierres de la grève.

C’est alors, et alors seulement en vérité, qu’il entrevit le piège que lui tendaient les événements en le rapprochant de Dolorès depuis trois jours. Il l’avait défendue comme eût fait tout homme, et sans que la beauté de la jeune femme eût influé un seul instant sur sa décision, ou surexcité son courage. Laide ou vieille, elle eût trouvé en lui la même protection.

Maintenant, il s’en rendait compte soudain, il pensait à elle, non pas comme à une compagne d’aventure et de danger, mais comme à la plus belle et la plus tentante des créatures. Il songeait qu’elle ne dormait pas non plus, troublée comme lui, et qu’à travers l’ombre ses yeux le cherchaient. Pour peu qu’elle bougeât, son parfum, un parfum délicat dont elle imprégnait ses cheveux, se mêlait aux tièdes effluves qui flottaient dans l’air.

Elle chuchota :

« Simon… Simon… »

Il ne répondit pas le cœur serré. Elle répéta plusieurs fois le nom du jeune homme, puis, croyant sans doute qu’il dormait, elle se leva et ses pieds nus effleurèrent le sable. Elle sortit de la grotte.

Qu’allait-elle faire ? Une minute s’écoula. Il y eut un froissement d’étoffe. Puis il entendit son pas sur la grève, et presque aussitôt le bruit de l’eau qu’on agite et des gouttes qui retombent en cascade. Dans les ténèbres, Dolorès se baignait.

À peine Simon put-il discerner ensuite ce qui n’était guère plus perceptible que le glissement du cygne à la surface d’un étang. Le silence et le calme de l’eau n’en étaient pas altérés. Elle dut s’éloigner, nager plus au large, et, quand elle revint, ce fut de nouveau l’éclaboussement des gouttelettes, et de nouveau le froissement des étoffes dont elle se vêtait.

Simon se leva brusquement, avec l’intention de s’en aller avant qu’elle ne rentrât. Mais elle fut plus rapide qu’il ne prévoyait, et ils se rencontrèrent au seuil même de la