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Page:Leblanc - Le formidable événement, 1925.djvu/71

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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

« Antonio !

— Buvez, dit l’Indien, en prenant une des bouteilles de champagne, et puis, tenez… voici une boîte de biscuits… Il faut que vous ayez toutes vos forces… »

Après les soubresauts du cauchemar effroyable qu’il vivait depuis un jour et demi, Simon ne pouvait plus guère s’étonner. Qu’Antonio eût réussi à se glisser parmi les complices, cela demeurait, somme toute, dans la logique des événements, puisque le but de l’Indien consistait précisément à se venger de Rolleston.

« C’est vous qui avez tiré à blanc sur moi, dit-il, et qui m’avez sauvé ?

— Oui, répondit l’indien. Je suis arrivé hier, alors que Rolleston commençait déjà à refouler la cohue des trois ou quatre mille gaillards pressés autour des sources. Comme il enrôlait tous ceux qui étaient munis d’armes à feu, et que j’avais une carabine, j’ai été embauché. Depuis, je rôde à droite et à gauche, aux tranchées que l’on a construites, dans les épaves, un peu partout. C’est ainsi que j’étais près de son estrade quand on lui a apporté les papiers saisis sur l’aviateur, et que j’ai appris, comme lui, que l’aviateur n’était autre que vous. Alors, j’ai veillé, et je me suis offert comme bourreau quand il s’est agi de vous tuer. Seulement, je n’ai pas osé vous avertir en sa présence.

— Il est auprès de miss Bakefield, n’est-ce pas ? demanda Simon anxieusement.

— Oui.

— Vous avez pu communiquer avec elle ?

— Non, mais je sais où elle se trouve.

— Hâtons-nous », dit Simon.

Antonio le retint.

« Un mot seulement. Qu’est devenue Dolorès ? »

Il observait Simon droit dans les yeux. Le jeune homme répondit :

« Dolorès m’a quitté.

— Pourquoi ? fit Antonio, d’une voix âpre, oui, pourquoi ? Une femme seule, dans ce pays, c’est la mort certaine… Et vous l’avez laissée ?… »

Simon ne baissa pas les yeux. Il répliqua :

« J’ai été jusqu’au bout de mon devoir avec Dolorès… au-delà de mon devoir. C’est elle qui est partie. »

Antonio réfléchit, puis articula :

« Bien. Je comprends. »

Ils s’éloignèrent, sans que la tourbe des acolytes et des bourreaux les eût remarqués. Le bateau — c’était un paquebot dont Simon vit le nom sur une banderole déteinte, la Ville-de-Dunkerque, et il se rappela que la Ville-de-Dunkerque avait coulé au début du cataclysme — le bateau n’avait pas trop souffert, et l’épave penchait à peine vers tribord. Entre les cheminées et la dunette, le pont était vide. Ils passèrent devant la cage d’un escalier qui s’enfonçait, et Antonio prononça :

« C’est là le repaire de Rolleston.

— En ce cas, descendons, dit Simon qui frémissait d’impatience.

— Pas encore ; il y a cinq ou six complices dans le couloir et les deux femmes qui gardent lord Bakefield et sa fille. Continuons. »

Un peu plus loin, il s’arrêta devant une grande bâche, encore imbibée d’eau, qui recouvrait un de ces châssis où l’on accumule les sacs et les valises des voyageurs. Il souleva cette bâche, se glissa dessous, et fit signe à Simon de s’étendre également.

« Regardez, » dit-il.

Le cadre du châssis était formé d’un vitrage que protégeaient des barreaux épais, et par lequel on avait vue sur un large couloir qui longeait les cabines de l’étage situé immédiatement au-dessous du pont. Dans ce couloir, il y avait un homme assis et deux femmes près de lui. Lorsque les yeux de Simon se furent accoutumés à la demi-obscurité qui rendait les choses assez confuses, il distingua les traits de l’homme et reconnut lord Bakefield. Le vieux gentleman était attaché sur une chaise, et gardé par les deux grosses créatures auxquelles Rolleston avait confié Isabel. L’une de ces femmes tenait dans sa lourde main, appuyée à la gorge même de lord Bakefield, les deux extrémités d’une cordelette qui était passée autour du cou. On se rendait compte qu’il suffisait d’une brusque torsion de cette main pour que lord Bakefield fût étranglé en l’espace de quelques secondes.

VII

LA LUTTE POUR L’OR

« Silence, chuchota Antonio, qui devinait la révolte de Simon.

— Pourquoi ? fit celui-ci. Elles ne peuvent pas entendre.

— Elles le peuvent. La plupart des vitres manquent. »

Simon reprit, sur le même ton très bas :

« Mais, miss Bakefield ?…

— Ce matin, je l’ai vue, d’ici, sur cette autre chaise, attachée comme son père.

— Et maintenant ?

— Je l’ignore. Mais je suppose que Rolleston l’a emmenée dans sa cabine.

— Où est cette cabine ?

— Il en occupe trois ou quatre, celles qui sont là.

— Ah ! balbutia Simon, c’est horrible ! Et il n’y a pas d’autre issue ?

— Aucune.

— Nous ne pouvons cependant pas…

— Le moindre bruit perdrait miss Bakefield, affirma Antonio.