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Page:Leblanc - Le formidable événement, 1925.djvu/73

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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

— Mais pourquoi ?

— J’en suis sûr… tout cela est combiné… Cette menace de mort contre le père, c’est du chantage. D’ailleurs… »

Une des femmes s’approcha d’une cabine, écouta, et revint en ricanant :

« La petite se défend. Faudra que le chef emploie les grands moyens. Tu es décidée, toi ?

— Parbleu, dit l’autre en montrant sa main d’un signe de la tête, vingt pièces de supplément à chacune de nous, ça vaut le coup ! Sur un ordre, crac, ça y sera. »

La figure du vieux Bakefield demeurait impassible. Les yeux fermés, il semblait dormir. Simon était bouleversé.

« Vous avez entendu ? Entre Isabel et Rolleston, c’est la lutte…

— Miss Bakefield résistera. L’ordre de mort n’est pas donné, » fit Antonio.

À son tour, un des hommes qui veillaient à l’entrée du couloir survint en flânant et prêta l’oreille. Antonio le reconnut.

« C’est un complice de la première heure. Rolleston avait auprès de lui tous ses fidèles de Hastings. »

L’homme hocha la tête.

« Rolleston a tort. Un chef ne s’occupe pas comme ça de bagatelles.

— Il aime la petite.

— Drôle de façon de l’aimer… Depuis quatre jours, il la persécute.

— Pourquoi qu’elle se refuse ? D’abord, c’est sa femme. Elle a dit oui tantôt.

— Elle a dit oui, parce que, depuis ce matin, on serre la gorge du papa.

— Eh bien, elle dira oui, tout à l’heure, pour qu’on ne serre pas davantage. »

L’homme se pencha.

« Comment va-t-il, le vieux ?

— Peut-on savoir ! grogna celle qui tenait la corde. Il a dit à sa fille de ne pas céder, qu’il aimait mieux mourir. Depuis, on croirait qu’il dort. Voilà deux jours qu’il n’a pas mangé.

— Tout ça, reprit le garde en s’en allant, c’est pas sérieux. Rolleston devrait être sur le pont. Voyez-vous qu’il arrive quelque chose ?… que nous soyons attaqués, envahis…

— En ce cas, j’ai l’ordre d’en finir avec le vieux.

— C’est pas ça qui nous ferait gagner la partie. »

Un peu de temps s’écoula. Les deux femmes parlaient très bas. Par instants, il semblait à Simon percevoir des éclats de voix du côté de la cabine.

« Écoutez, dit-il… C’est Rolleston, n’est-ce pas ? »

L’indien déclara :

« Oui.

— Il faut agir… il faut agir », dit Simon.

Brutalement, la porte de la cabine s’ouvrit. Rolleston apparut. Furieux, il cria aux femmes :

« Vous êtes prêtes ? Comptez trois minutes. Dans trois minutes étranglez-le. »

Et, se retournant :

« Tu as compris, Isabel ? Trois minutes. Décide-toi, ma petite. »

Il claqua la porte sur lui.

Aussi rapidement que possible, Simon avait saisi la carabine d’Antonio. Mais, gêné par les barreaux, il ne réussit pas à la braquer avant que le bandit eût refermé.

« Vous allez tout perdre ! » fit Antonio, en reculant hors de la bâche et en lui arrachant son arme.

Simon se dressa à son tour, le visage convulsé.

« Trois minutes ! Ah ! la malheureuse… »

Antonio essayait de le retenir.

« Cherchons un moyen. La cabine doit avoir quelque hublot.

— Trop tard. D’ici là, elle se sera tuée. C’est tout de suite qu’il faut agir.

Il réfléchit un instant, puis soudain il se mit à courir sur le pont et, gagnant la cage de l’escalier, sauta jusqu’en bas. Le couloir commençait par un palier plus large, où les gardes jouaient aux cartes et buvaient.

Ils se levèrent. L’un d’eux commanda :

« Halte ! On ne passe pas.

— Tout le monde sur le pont ! tout le monde à son poste ! proféra Simon, répétant les paroles de Rolleston. Au galop ! et pas de pitié ! Voilà l’or ! la pluie d’or qui recommence ! »

Les hommes bondirent et filèrent par l’escalier. Simon s’élança dans le couloir, croisa l’une des deux femmes, que ces clameurs attiraient, et lui jeta la même phrase :

« L’or ! la pluie d’or ! Où est le chef ?

— Dans sa cabine, répondit-elle. Avertissez-le. »

Et, à son tour, elle fila.

L’autre femme qui tenait la cordelette hésitait. Simon, d’un coup de poing décoché sous le menton, l’abattit. Puis, sans s’occuper de lord Bakefield, il se précipita vers la cabine. À ce moment même, Rolleston ouvrait la porte, en criant :

« Qu’est-ce qu’il y a ? L’or ? »

Simon empoigna la porte pour qu’il ne pût la refermer et aperçut au fond de la cabine, Isabel, vivante :

« Qui êtes-vous ? fit le bandit avec inquiétude.

— Simon Dubosc. »

Il y eut un silence, un répit avant la lutte que Simon croyait inévitable. Mais Rolleston reculait, les yeux hagards.

« M. Dubosc… M. Dubosc… celui qu’on a tué, tout à l’heure ?

— Celui-là même, fit une voix dans le couloir. Et c’est moi qui l’ai tué, moi, Antonio… l’ami de Badiarinos que tu as assassiné.